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  Éditorial  
 

L’islam en France : vers la constitution
d’une minorité tyrannique ?


Yves Charles Zarka


Les tensions qui résultent de la nouvelle place qu’occupe l’islam affectent la plupart des pays européens, mais elles sont plus fortes et plus graves en France. Ni l’Espagne ni l’Italie ne sont soumises au degré de pression que connaît la société française. Les minorités musulmanes y sont, il est vrai, nettement moins nombreuses. En Angleterre et en Allemagne, les communautés musulmanes sont certes numériquement importantes, mais différentes sur le plan ethnique, en provenance respectivement d’Inde et du Pakistan, pour la première, et de Turquie, pour la seconde. Il y a certes aussi des groupes d’activistes islamistes en provenance des pays arabes, leur rôle dans la propagande et leur implication dans le terrorisme international ont été parfois attestés, mais ils ne peuvent avoir sur l’ensemble des populations musulmanes la même emprise que celle qu’ils exercent sur les populations issues de l’immigration maghrébine. En revanche, très majoritairement d’origine maghrébine, soumis directement ou indirectement à l’influence religieuse, idéologique, financière et politique de formes plus ou moins radicales de l’islamisme, l’islam en France ne pose pas seulement un problème ethnico-religieux, mais aussi immédiatement historique, économique, social, géopolitique, et idéologique d’une très grande ampleur. C’est en effet l’équilibre intérieur de la société française et la position de celle-ci en Europe et dans le monde qui se trouvent engagés. Poser la question de l’islam en France, c’est donc, par un certain côté, s’interroger sur l’avenir de la société française tout entière.
Pour le dire sans détour, il se joue actuellement en France une phase centrale de la rencontre conflictuelle plus générale, entre l’Occident et l’islam, dont il faudrait être d’un aveuglement total, d’une mauvaise foi radicale, à moins que ce ne soit d’une naïveté déconcertante, pour ne pas la reconnaître. Si l’on veut réellement résoudre les problèmes, ou au moins commencer à le faire, si l’on veut empêcher les affrontements de se durcir et de s’étendre, il est nécessaire de regarder la réalité en face. En France s’intériorise, dans la dimension nationale, une bonne part des enjeux de civilisation liés à une opposition de valeurs. Il ne s’agit donc pas seulement d’un problème d’importance de l’immigration arabo-musulmane, ni d’intégration en partie ratée, ni de représentation sociale et politique insuffisante. Il s’agit aussi de cela, mais pas seulement. Au cœur du débat, il y a un affrontement de valeurs, c’est-à-dire de modes par lesquels les individus et les groupes se situent les uns par rapport aux autres et se représentent à eux-mêmes. L’islam, on le sait, ne définit pas seulement une religion, mais aussi, et indissolublement, un type de société et même des pratiques politiques. Ses lois ne concernent pas seulement l’individu comme croyant, mais aussi comme être social et politique. C’est pourquoi l’affrontement est inévitable entre, d’un côté, la citoyenneté républicaine liée à l’autonomie, l’égalité de droit et la liberté, et, de l’autre, le cadre religieux islamique lié à l’hétéronomie, l’inégalité de droit (entre les sexes) et la soumission. Ce n’est pas un hasard, s’il n’existe de démocratie constitutionnelle dans aucun pays musulman. Pour que celle-ci puisse un jour s’y développer, il faudrait une réforme des structures sociales, des mœurs et des modes de pensée. Il ne peut y avoir de démocratie, là où il n’existe pas d’égalité des conditions, de partage égal de l’héritage, de souveraineté du peuple. Or aucune de ces conditions n’est compatible avec l’islam. C’est pourquoi, du reste, la décolonisation du Maghreb n’a pas donné lieu à la mise en place d’institutions politiques véritablement démocratiques dans les pays qui ont nouvellement accédé à l’indépendance, mais à un retour de formes politiques plus ou moins despotiques, plus ou moins autoritaires, plus adaptées à l’état social, aux mœurs et aux modes de pensée des pays à écrasante majorité musulmane.
Qu’on me comprenne bien ! Je ne dis nullement que les formes politiques républicaines et démocratiques sont faites exclusivement pour les pays occidentaux. Je ne dis nullement que la République et l’islam sont voués à une guerre éternelle. Ce que je dis, c’est que les populations musulmanes ne peuvent s’accommoder à une république laïque et à une démocratie constitutionnelle que si elles soumettent leur religion à une critique radicale et à une révision fondamentale. Or cette critique et cette révision sont aujourd’hui totalement inconcevables à l’intérieur des pays majoritairement musulmans, où l’idée même d’une critique du Coran, voire d’une simple interprétation, est considérée comme hérétique et blasphématoire, passible de la peine de mort. En revanche, cette idée peut faire, doit faire son chemin dans les minorités musulmanes importantes des démocraties occidentales, et en particulier celle de la République française. Autrement dit, s’il y a une exclusion de principe entre la République et l’islam, si la première tourne le dos au second, et réciproquement, une intégration véritable – et non artificielle – de l’islam à la République française, donc l’existence d’un islam de France, n’est possible qu’à condition que l’islam entre dans une phase critique radicale, à la fois comme religion et comme mode de vie et forme de société. L’islam ne peut devenir républicain qu’à la double condition qu’il intègre l’esprit critique jusque dans le champ du sacré et qu’il rejette les structures sociales inégalitaires auxquelles il est pourtant lié.
Cette double condition pourra paraître exorbitante ; elle avait également paru exorbitante, jadis, pour le judaïsme et le christianisme qui y ont pourtant été soumis. Ceux-ci n’étaient pas spontanément adaptés aux formes politiques républicaines et démocratiques, loin de là. Ils le sont devenus. C’est le même chemin que doit suivre l’islam. Cette phase critique herméneutique et sociale produira-t-elle une destruction de la religion musulmane ? Pas du tout, au contraire, elle permettra la distinction entre les articles fondamentaux qui définissent cette religion d’avec les textes et les préceptes simplement attachés à un moment dépassé de l’histoire.
Le drame de l’islam en France tient à ce que les choses sont allées dans un tout autre sens. L’évolution vers la phase critique était envisageable. On pouvait penser que de la génération d’immigration des grands-pères à celle des fils et à celle des petits-fils, toutes deux nées en France, l’intégration à la société française se ferait par acquisition de valeurs républicaines communes, goût de la liberté et de la démocratie. De sorte que les jeunes musulmans auraient eux-mêmes soumis leur tradition d’origine à une critique qui les aurait conduits d’une communauté d’héritage et d’appartenance à une communauté de libre adhésion. Ce ne fut pas le cas. Pour deux raisons concomitantes : la première concerne la crise de l’idée républicaine ; la seconde l’évolution de la communauté musulmane.
Dans la dernière partie du XXe siècle, et sans doute avant, tout s’est passé comme si la société française s’était mise à douter de ses propres valeurs, puis, petit à petit, perdait foi en elle-même. Je ne peux pas examiner ici en détail les raisons de ce trouble, sinon de ce déclin, parce qu’il est lié à des processus économiques, institutionnels et spirituels. Je me contenterai d’en énumérer quelques aspects.
1 / Il y a d’abord la crise qui a affecté l’institution républicaine centrale : l’école. C’est ici que se trouve sans doute la racine du mal. C’est ici que l’idée de république a commencé de se brouiller. Pour le dire d’une phrase, le pédagogisme, le pédantisme, l’émiettement des objectifs partiels, la dévalorisation de la fonction enseignante ont fait perdre de vue les trois objectifs fondamentaux de l’école républicaine : l’institution du citoyen, la transmission du savoir, l’apprentissage de la liberté de penser. Comment une école qui perd jusqu’au sens de ses missions pourrait-elle assumer le rôle de vecteur principal de l’intégration des jeunes issus de l’immigration ?
2 / Il y a ensuite la crise des institutions. Si une république suppose la séparation des pouvoirs exécutif, législatif et judiciaire, une république peut se perdre lorsque ces pouvoirs rentrent dans une lutte mutuelle. On a ainsi vu des politiques faire pression sur des juges, des membres du législateur ne pas respecter les lois qu’ils ont eux-mêmes votées, des juges prononcer des attendus politiques à leurs jugements. Ces dysfonctionnements de la démocratie française – et d’autres évidemment – étaient des présents inespérés pour ceux qui opposent les droits absolus de Dieu aux droits incertains et fragiles des hommes.
3 / Il en est résulté une crise de confiance de la population à l’égard des politiques, à l’égard de la politique en général et de la démocratie en particulier. Un régime dans lequel les projets sont des prétextes idéologiques et les partis des machines à prendre et à conserver le pouvoir n’a de démocratique que les formes extérieures. Comment s’étonner alors des taux d’abstention aux élections et de l’augmentation de l’indifférence au politique ?
Sur ces trois points qui ne concernent que la politique intérieure – ils devraient être complétés par d’autres touchant aussi bien la politique intérieure que les relations internationales – se produit un recul de l’idée républicaine en France, une perte des repères politiques et un délitement de l’attachement aux valeurs fondamentales. Or c’est précisément au même moment qu’un mouvement d’une tout autre nature affecte les générations de jeunes musulmans en France.
Si leurs parents étaient immigrés, eux ne le sont pas. Ils sont nés en France. Ils sont Français. Mais pour bon nombre d’entre eux l’intégration sur le marché du travail et dans la société s’est mal faite, ou ne s’est pas faite du tout. Même lorsque cette double intégration a eu lieu, ils ressentent souvent une inquiétude sourde mais fondamentale sur leur identité, leur origine, leur double lien au pays d’origine et à la terre d’accueil. Ils ne sont ni véritablement d’ailleurs, ni tout à fait d’ici. La république n’a pas su leur communiquer des valeurs auxquelles elle ne croit plus vraiment. Les problèmes économiques, le chômage qui affecte prioritairement les populations les plus fragiles, les moins intégrées, achèvent de fournir les conditions d’une dérive : perte des repères, dissolution de l’autorité paternelle, détachement de l’école. Les fils, plus encore, les petits-fils se détachent des pères. L’espoir d’intégrer la société française qui caractérisait ceux-ci est rejeté par ceux-là. Et c’est ici que l’islamisme va entrer en action. L’islamisme va prendre appui sur le malaise existentiel et social pour prétendre apporter des réponses définitives aux jeunes et aux moins jeunes en mal de repères, de certitudes et de perspectives. L’idéologie islamiste, venue des courants les plus fondamentalistes de l’islam, se donne pour objet non seulement d’imposer cette chape de plomb qu’est la charia sur les pays musulmans, mais aussi sur les communautés musulmanes des pays occidentaux. Le djihad, la guerre sainte contre l’Occident corrompu, renouvelle l’esprit de conquête qui a toujours animé l’islam. Conquérir de nouveaux territoires (au sens propre et au sens figuré), chasser le mal et l’impureté partout où ils existent, dans la vie privée aussi bien que dans la vie publique, d’abord chez les musulmans eux-mêmes, puis dans les sociétés où ils vivent. Tel est le projet.
Les moyens financiers ne manquent pas, les riches pays pétroliers du Golfe et d’ailleurs y pourvoient. Le bras missionnaire (dawa) – les barbus – plaide pour le retour de l’ordre moral et religieux. Des réunions ont lieu partout, les imams endoctrinent au nom de la vérité révélée au Prophète des populations souvent en grand désarroi. Le rigorisme le plus rigide se répand. La prohibition, qui affecte tout ce qui vient de l’Occident, fait la loi, dans un amalgame ahurissant : refus des modes de vie “ dissolus ”, de la liberté des femmes, de l’esprit critique. Ce sont d’abord les femmes qui font les frais de ce retour de l’archaïque dans l’esprit de conquête. Réduites à une existence domestique, voilées, soumises au désir de l’homme : père ou frère, puis époux. Cet assujettissement va jusqu’à des pratiques délictuelles : mariage forcé, polygamie, violences physiques, répudiation, etc. Ainsi, l’islamisme idéologique et politique va entraîner toutes les générations de musulmans, parfois par le discours, parfois par la force. Plus souvent par la force que par la prédication dans les territoires conquis sur la république : les banlieues, les quartiers défavorisés des grandes villes, partout où l’on perçoit un maillon faible. Le but est double : d’abord soumettre la communauté musulmane à une loi de contrainte religieuse, ensuite faire plier la République française elle-même sous le joug d’une minorité endoctrinée. Pis, constituer la communauté musulmane, qui est très diverse, en communauté homogène et tyrannique.
L’esprit de conquête exige des stratégies à plusieurs niveaux. L’endoctrinement réalisé par les imams est non seulement lié à la peur physique, mais aussi, il faut le souligner, à une assistance et une aide personnelle et quasi sociale apportée aux individus et aux familles : remplir un formulaire, faire une démarche, etc. L’objectif est ici le retour de l’ordre moral et religieux interne. Lorsque l’objectif devient extérieur, lorsque c’est la république qu’il s’agit de conquérir, la stratégie doit être plus subtile. Ce sont les nouveaux rhéteurs, maîtrisant parfaitement la langue française, qui sont lancés dans la bataille sur tous les fronts : organisations syndicales, ONG, universités, médias, etc. On voit ainsi de nouvelles figures médiatiques acquérir une gloire nouvelle et subite par des procédés anciens mais toujours efficaces, dont l’antisémitisme est souvent le ressort interne. Une idéologie puissante et efficace exige en effet un objet d’amour, mais aussi un objet de haine. Il est souvent plus facile de rassembler contre quelqu’un ou quelque chose que pour quelqu’un ou quelque chose. Or l’antisémitisme déclaré ou pernicieux, masqué par l’antisionisme ou non, a montré son efficacité pour souder un groupe. On voit alors se développer d’extraordinaires discours où on en appelle à la liberté pour défendre la servitude, au droit pour soutenir la domination, à la liberté de conscience pour défendre la persécution, à la démocratie pour tâcher de la détruire, etc. Ainsi, en même temps que l’idée républicaine s’est affaiblie, l’islamisme s’est renforcé. La société est tout entière prise de vertige par des mouvements qu’elle n’a pas vu venir et qu’elle ne comprend pas.
Le projet islamiste en France, à travers les différentes tendances qui le portent et les stratégies diverses qu’elles mettent en œuvre, est donc d’abord de faire de la communauté musulmane un ensemble homogène susceptible de faire plier la république sur le plan interne – la laïcité, par exemple – et externe – la politique étrangère. Cela revient à vouloir transformer la communauté musulmane en minorité tyrannique en vue d’imposer, à terme, la loi religieuse à la société tout entière.
Il va de soi que les choses ne sont pas jouées. Il y a des forces de résistance à l’esprit de conquête islamiste. D’abord, certaines forces internes à la communauté musulmane elle-même : associations de femmes, organisations de musulmans qui entendent concilier l’islam et la laïcité, population anonyme qui désire continuer à vivre dans l’indépendance et la liberté et refuse la loi religieuse de contrainte. Ensuite, le réveil tardif, mais probablement réel, à propos du voile islamique, de l’idée républicaine endormie dans la population française en général.
Face à l’esprit de conquête, il faut développer l’esprit de résistance.