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Un partisan de José Bové au Japon

Entretien avec Masataka Ishiguro

Propos recueillis par Gilles Campagnolo


Présentation

L'entretien qui suit ne doit pas induire le lecteur français en erreur : les campagnes continuent d'assurer le maintien au pouvoir quasi-continu du PLD (Jiminto, Parti libéral-démocrate, conservateur) depuis sa fondation en 1955 (sauf un très court intermède au début des années 1980), et sa domination absolument écrasante dont les dernières élections législatives anticipées de septembre 2005 ont donné l'exemple une fois de plus (les autres partis ne totalisent pas 35 % de la représentation nationale à la Chambre basse, le Parti socialiste japonais pesant environ 1,5 % et le Parti communiste japonais 3,5 %). Mais c'est précisément parce que la réalité du clientélisme rural du parti conservateur dans le système politique japonais est notoire qu'a contrario est intéressante la voix discordante (et ultra-minoritaire) de M. Ishiguro, secrétaire général de ce qu'on pourrait présenter comme un équivalent approximatif de la « Confédération paysanne » française au Japon, le Nomin Undô Zenkoku Rengokai (littéralement : « Union des associations du mouvement paysan du pays entier »), usuellement abrégé en Nôminren.

Le Nôminren est la branche agricole de l' « Union des associations de travailleurs du pays tout entier » (Zenkoku Rodosha Rengokai, usuellement abrégé en Zenroren). Le   Zenroren est l'une des deux organisations syndicales japonaises inter-branches à l'échelle nationale, plus petite que sa concurrente (Rengo) (dans un rapport de 1 à 5), mais également nettement plus combative et revendicative. La division actuelle du mouvement syndical date de 1989, quand les trois syndicats existants se sont dissous et recomposés selon des positionnements qui, comme dans le paysage politique japonais en général, engagent des fidélités de personnes et de clans, aux origines historiques lointaines, autant sinon plus, que des affinités idéologiques. Quant au Zenroren, ce sont les liens historiques avec le Parti communiste japonais (Kyôsanto) qui en font l'opposant principal du syndicat patronal (Keidanren) et du gouvernement PLD (aujourd'hui sous la houlette de Junichiro Koizumi).

Les statuts du Nôminren lui donnent pour but de « protéger la gestion de l'agriculture japonaise et défendre le monde paysan pour développer consciemment la production nationale ». Organisé en confédération, il ne tient officiellement pas compte des appartenances autres éventuelles de ses membres, et il est indépendant des partis politiques, même si les propos qui suivent montrent clairement son opposition à la domination du PLD. Il soutient des initiatives locales orientées vers la défense des intérêts des petits paysans, et met aujourd'hui en avant les préoccupations de qualité alimentaire et de santé des consommateurs.

Quelques rapides éléments pour la compréhension de la situation du monde rural japonais seront ici utiles : depuis l'ouverture de l'ère des Lumières (Meiji) en 1868, et le remplacement de la devise « révérons les grains, méprisons l'argent » (kikoku senkin) par « pays riche, armée forte » (fukoku kyôhei), les campagnes ont été les principales victimes de la modernisation du Japon. En dépit de quelques réformes agraires (dont la principale a suivi la Seconde guerre mondiale, 1946), qui n'ont pas déclenché d'enthousiasme chez les paysans (elles ont en somme fortifié la domination de grands propriétaires, bientôt députés du PLD, vivant loin et réinvestissant leurs rentes considérables hors de l'agriculture), qu'il suffise de dire que, de 1950 à 2000, la population agricole a pratiquement été divisée par 3, la surface agricole utile réduite de 20 %, l'agriculture représente aujourd'hui moins de 1 % du P.N.B. japonais. Surtout, son taux de couverture d'autosuffisance alimentaire est passé de 90 % à la moitié (45 %). Or, le Japon s'était nourri seul (malgré des disettes) pendant les trois siècles (1603-1868) du régime shogunal d'avant Meiji, régime qui avait fermé les frontières (sakoku) et où la richesse se comptait en koku (unité de mesure en sacs de riz). Les valeurs rurales ont été portées au pinacle au fur et à mesure que la réalité s'en éloignait et elles sont depuis longtemps largement fantasmées dans un pays qui a clairement tourné le dos à son agriculture. Quand le taux d'autosuffisance des besoins en bois a baissé jusqu'à atteindre moins de 20 %, que reste-t-il des chemins forestiers s'enfonçant dans la montagne (chers au coeur des Japonais, comme les Holzwege dans le monde germanique), sinon une image ?

M. Ishiguro exprime ici, au nom du Nôminren, ce souci d'identité, d'autant plus que la mondialisation est vitale dans sa situation de déficit structurel massif de la balance agricole. La population japonaise dépend du monde entier pour se nourrir, du célèbre marché au poisson de Tsukiji, aux coins les plus reculés des campagnes dépeuplées et, surtout, très vieillissantes : quasiment la moitié de la population des cantons ruraux (gun) dépasse 65 ans. Le Nôminren entend défendre leur voix, ainsi lors des « contre-sommets paysans » où, avec des syndicats agricoles d'Indonésie, du Mexique et des Etats-Unis, il dénonce les contournements douaniers des exportateurs américains qui usent de sociétés prête-noms de ces pays pour augmenter leur part du marché japonais. Le Nôminren participe aussi aux rencontres pour l'alimentation mondiale des Nations Unies (la FAO, en février 2004, en Inde).

Avant d'occuper ses responsabilités syndicales, M. Ishiguro a notamment été professionnellement un directeur des services techniques de la douane quant aux contrôles de qualité des importations agricoles. Il est particulièrement au fait des méthodes de protection, et de leur suppression récente par l'administration japonaise d'une part, et du contournement (déjà plus ancien) de cette protection par les multinationales de l'agriculture, d'autre part.


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Nb : la totalité de cet entretien est disponible dans la version papier de Cités.