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  Editorial  
 

De civilisation à civilisation

Yves Charles Zarka


De civilisation à civilisation rien n'est simple ni univoque. On sait le regain d'intérêt pour la notion de civilisation aujourd'hui où l'on considère souvent, à la suite de Samuel P. Huntington, que la rivalité entre grandes puissances du XX ème siècle a été remplacée au XXI ème par le choc des civilisations. Voici l'une des formulations qu'il en donne : « En résumé, le monde d'après la guerre froide comporte sept ou huit grandes civilisations. Les affinités et les différences culturelles déterminent les intérêts, les antagonismes et les associations entre Etats. Les pays les plus importants dans le monde sont surtout issus de civilisations différentes. Les conflits locaux qui ont le plus de chance de provoquer des guerres élargies ont lieu entre groupes et Etats issus de différentes civilisations. La forme fondamentale que prend le développement économique et politique diffère dans chaque civilisation. Les problèmes internationaux les plus importants tiennent aux différences entre civilisations. L'Occident n'est plus désormais le seul à être puissant. La politique internationale est devenue multipolaire et multicivilisationnelle »1. Autrement dit, le principe qui régit le monde aujourd'hui n'est plus en dernière instance, pour employer un vocabulaire marxiste, économique ou politique, mais culturel ou civilisationnel. Ce qui, à une époque récente, était considéré comme superstructure est devenu l'infrastructure qui conditionne les autres instances. Le paradoxe est alors le suivant : alors que nous sommes entrés dans l'âge de la mondialisation, celui-ci, contrairement à ce que l'on croit souvent, n'est pas le temps de l'homogénéisation et de l'uniformisation, mais celui multipolaire des civilisations différentes voire opposées.

Cette thèse ne saurait être prise à la légère : elle est intéressante et importante. En somme, Huntington fait de ce que j'appellerais les espaces civilisationnels, et non seulement des Etats, qui demeurent néanmoins selon lui les acteurs majeurs de la politique internationale, le principe d'association et d'alliance ou, à l'inverse, d'antagonisme et de guerre. Les civilisations deviennent les nouvelles unités entre lesquelles se ferait la distinction entre ami et ennemi. Evidemment, l'exemple qui vient immédiatement à l'esprit, celui qui semble le mieux confirmer la validité de cette interprétation est le rapport Islam/Occident. Or, pour juger de la validité de cette lecture politique des civilisations, il conviendrait de sortir de cet exemple sans cesse rebattu, pour envisager le rapport de l'Occident à une autre civilisation dont l'origine, les codes et les pratiques lui sont également étrangers. Le Japon est à cet égard un exemple privilégié, d'abord parce que sa civilisation est autonome par rapport à l'Occident, ensuite parce que les rapports entre cette civilisation et l'Occident ne sauraient être lus, historiquement, de manière univoque et exclusive en termes d'ami et d'ennemi. Il se pourrait bien que le rapport Japon/Occident exige une remise en cause de la lecture politique des civilisations, sans doute parce qu'un telle lecture est réductrice et surtout équivoque sous son apparente univocité.

Ce qui semble incontestatble, c'est que notre époque ne saurait se satisfaire d'une lecture diachronique de la succession des civilisations où chacune, parcourant le chemin qui mène de la grandeur à la décadence, s'efface au moment de la naissance de celle qui la suit. A ce schéma, il faut substituer un schéma synchronique de la coexistence plus ou moins paisible, plus ou moins hostile de civilisations distinctes par leur origine et leurs systèmes sémiotiques autant que matériels. Cela ne veut nullement dire que la coexistence des civilisation soit une spécificité de notre temps. Ce qui spécifie l'époque actuelle, ce n'est pas la coexistence des civilisations mais leur face à face permanent. L'intensification extraordinaire des moyens de communication, qu'ils concernent les hommes, les informations, les images, les produits, les cultures, implique une action/réaction constante d'un espace civilisationnel sur l'autre, et réciproquement. L'isolement, la clôture sur soi, n'est plus possible et l'insularité, fût-elle multipliée comme au Japon, ne soustrait plus un espace civilisationnel de l'action réciproque avec les autres.

L'exemple japonais est important à deux égards. Premièrement, il atteste qu'il ne faut pas confondre modernisation et occidentalisation. La modernisation réalisée depuis l'empereur Meiji (1868) a procédé de la conjugaison de tendances internes et de l'influence occidentale. Cette modernisation économique, industrielle, politique, universitaire, etc., a certes impliqué une part d'occidentalisation du pays, mais aucune remise en cause des codes civilisationnels fondamentaux de l'espace japonais. En revanche, deuxièmement, l'interprétation politique du rapport à l'Occident peut être foncièrement ambivalente. La spécificité civilisationnelle du Japon peut en effet donner lieu à des lectures politiques très différentes, même   radicalement opposées. L'une est nationaliste, voire ultranationaliste, elle s'exprime dans l'idée d'une supériorité du Japon non seulement par rapport au monde occidental, mais également par rapport à l'Asie. Celle-ci peut s'élargir en une lecture orientaliste, qui prend la figure d'un panasiatisme dont le Japon prendrait la tête. Dans cette perspective, on soulignera la destinée commune des pays asiatiques, l'existence d'une « race jaune » menacée par la « race blanche ». Ces lectures politiques sont évidemment anti-occidentales. A l'inverse, la spécificité civilisationnelle du Japon peut également se lire en terme d'alliance ou d'association avec l'Occident, puisque la modernisation, la technique, mais aussi la démocratie n'impliquent aucune dissolution des codes civilisationnels internes. Mieux, sur le plan industriel et culturel on peut dire que le Japon a su, mieux que d'autres, mondialiser ses produits et ses oeuvres. Le manga n'est pas l'exemple le moins significatif.

Il importe donc au plus haut point de distinguer l'existence d'un espace civilisationnel, avec ses codes sémiotiques ou matériels propres, de la lecture politique qu'on lui attache et qui lui est extérieure et comme surajoutée. Plus que d'un choc des civilisations on devrait donc parler d'un choc de certaines lectures politiques déterminées des civilisations.


(1) Samuel P. Huntington, Le choc des civilisations , Odile Jacob, 1997, p. 23.