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  Dossier : Le Japon aujourd'hui
De civilisation à civilisation
 
 

Présentation

Le Japon sous le masque

Gilles Campagnolo


Le Japon est à la croisée des chemins : la première grande puissance sous le soleil levant s'était convaincue, à force de résultats décevants et de réformes économiques insuffisantes depuis l'éclatement de la bulle spéculative à la fin des années 1980, qu'elle ne le reverrait pas briller de sitôt. Or, elle manifeste des signes nets de convalescence depuis une paire d'ans. Le regain de confiance qui s'ensuit se marque par des ambitions internationales renouvelées et une influence culturelle neuve à l'échelle du globe : l'espoir de recouvrer la puissance passe par des formes « douces » (que cerne le concept de soft-power utilisé aujourd'hui en particulier à propos du Japon).

Ce qui est nouveau, c'est la conjonction de deux phénomènes : reprise économique et influence culturelle grandissante à l'étranger. Le Japon est devenu le deuxième exportateur de « biens culturels » au monde (loin derrière les États-Unis, mais devant les pays d'Europe) - et, malgré quinze ans de crise, il a conservé son rang de deuxième économie mondiale. Les répercussions de la crise sur ses équilibres sociaux ont néanmoins été profondes. Aussi, le Japon de la reprise se retrouve, pour la première fois depuis la fin de la Seconde guerre mondiale, devant une double série de choix : choix de société à l'intérieur, et choix de son mode de présence face aux autres nations à l'extérieur. Investi d'une influence culturelle de masse à l'étranger toute neuve et son statut de puissance économique consolidé, le Japon sera désormais scruté quant à ses choix fondamentaux (par exemple, ceux concernant la peine de mort et la poursuite ou la fin du pacifisme proclamé dans sa Constitution, née de la défaite et de l'annonce radiodiffusée du 15 août 1945 par l'Empereur en personne).

Le Japon a donné au monde l'exemple de la première modernité non-européenne. Lorsque les rênes du pouvoir furent repris par l'Empereur Meiji (en 1868), l'ouverture à l'étranger, déjà entamée lors du shogunat précédent, était de plus en plus inévitable. Mais le nouveau gouvernement reprit l'initiative pour sortir définitivement le pays de trois siècles de fermeture des frontières ( sakoku ). La pression des « bateaux noirs » américains ( kurofune du Commodore Perry, 1853), la colonisation russe des îles proches de la Sibérie, les prétentions des Anglais et des Français depuis les territoires qu'ils contrôlaient en Chine, menaçaient d'une colonisation rampante le Japon qui décida alors d'égaler les puissances occidentales, et de prendre place parmi les nations industrialisées. Adaptant ses formes traditionnelles politiques (un Empire) et économiques (un capitalisme commercial né dès le XVIIème siècle) aux cadres modernes de 1900 (copie de la Machtpolitik allemande, industrialisation accélérée axée sur l'export en Extrême-orient), il se modernisa socialement et culturellement (dans la langue même, et dans l'enseignement, avec la création d'universités à l'occidentale : Keio par Fukuzawa Yukichi, première en date et privée, Universités impériales de Tokyo et de Kyoto, etc.) La devise « technique occidentale, esprit japonais » suscita la confiance excessive qui conduisit à l'aventurisme militariste, lequel devait se terminer sous une pluie noire à Hiroshima et à Nagasaki.

« Occupé » (c'est le terme japonais) par les troupes de Mc Arthur durant la Guerre froide, et choisissant de rester un « nain politique » pour devenir un « géant économique », le Japon, au prix d'immenses efforts qui structurèrent sa société contemporaine, recouvra la puissance (uniquement commerciale cette fois) dans les décennies 1970 et 1980 - en France, on bloqua alos ses magnétoscopes à Poitiers, tout un symbole. La crise surgit alors de l'éclatement de la « bulle » spéculative immobilière et financière et dura jusque récemment.

Entre-temps, la présence internationale du Japon s'est transformée. Il avait bien existé, sous les Lumières Meiji , la vogue du « japonisme » en Occident, mais elle ne touchait qu'une élite culturelle (de Van Gogh ou Monet, au collectionneur d'art Guimet et au goût répandu pour les estampes Ukiyo-e ). Plus tard, l'esthétique des films d'Ozu, Narusé, Kurosawa ou Imamura fut prisée, et primée, à Cannes et ailleurs. Les succès littéraires classiques également furent nombreux (Kawabata, Mishima, Tanizaki qui est entré dans la Pléiade, Ôé Kenzaburô) - mais les succès récents ne sont plus seulement classiques (Murakami Haruki, Murakami Ryû, « Banana » Yoshimoto, et on ne compte plus les traductions de nouvelles).

Précisément, la présence japonaise dans la culture mondiale est devenue aussi massive que populaire. À côté du public de connaisseurs avertis qui demeure, il y a les nouveaux   amateurs de manga (bandes dessinées), de jeux (« cartes » Pokemon , issues de la série télévisée diffusée jusqu'en France), de cinéma d'animation (succès mondial du Voyage de Chihiro de Miyazaki), d'un cinéma récent diversifié où l'« action » tient sa place (avec Takeshi Kitano)... Tous les publics sont désormais concernés et, nippophilie ou nippophobie, le Japon ne laisse pas de susciter des réactions, parfois extrêmes dans la fascination ou le rejet, toutefois toujours à la hauteur de l'incompréhension qui les sous-tend.

En effet, dès lors que c'est aux fins d'une consommation culturelle de masse que le Japon exporte non plus seulement le hardware sous forme de produits manufacturés, mais le software , ce sont ses images et ses représentations propres que le Japon donne à voir. Le Japon n'est plus seulement le pays de réception et d'imitation, son imaginaire et sa Weltanschauung pénètrent la vie occidentale. Ainsi, à côté des volumes épais de manga , des ouvrages décryptent savamment les expressions du visage, des yeux, etc. qui en sont les codes civilisationnels étrangers à un public qui se les assimile de la sorte. De vagues échos parviennent dans nos media de la politique intérieure (triomphe du Premier ministre Koizumi aux dernières élections législatives) ou extérieure (insistance à entrer au Conseil de sécurité de l'ONU comme membre permanent ; difficultés avec ses voisins, en particulier la Chine, quand Koizumi se rend au temple Yasukuni qui conserve les mânes des soldats japonais, dont celles de criminels de guerre ). Plus que ces derniers qui nous inquiètent (devant le regain plus tonitruant que réel de la nostalgie militariste) ou nous amusent (la mode du « mignon » kawaïi chez les midinettes), l'objet des nouveaux transferts, ce sont ces codes de civilisation qui passent par la culture. Ils ne doivent cependant pas faire oublier que le Japon affronte aussi des choix de société graves. Car, sur fond de reprise économique, la société japonaise s'interroge. Recouvrant l'espoir, elle trouve en son sein de nouveaux exclus, des femmes et des jeunes aux rôles transformés, des « paysans » oubliés...

Ce dossier ne donne sans doute que quelques éclairages d'une situation d'autant plus complexe qu'elle est neuve. Il présente aussi l'écrivain Kaga Otohiko dont le témoignage comme psychiatre dans le « couloir de la mort » du Japon est disponible pour la première fois au public francophone. Kaga compte par ailleurs, par son oeuvre littéraire, parmi les grands écrivains vivants de l'Archipel ; il est l'une des consciences de cette société en mutation et de la culture d'aujourd'hui. Un autre personnage d'exception, l'acteur de Shiotsu Akio, narre son expérience de « trésor vivant » sous le masque du danseur. C'est de même sous le masque que doivent se lire les enjeux du Japon d'aujourd'hui (défis sociétaux internes, influence culturelle à l'étranger) pour interroger le destin d'un pays dont la reprise économique ne laisse pas, une fois de plus comme dans les années 1900 et 1950, d'étonner le monde, à l'orée d'un siècle et d'un millénaire qui ne sont jamais, dans le comput japonais, que la deuxième décennie de l'Empereur Heisei.