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Avant-propos
Georges Leroux
Une présentation des principaux essais consacrés au Québec
au cours des dix dernières années ne saurait être
que fragmentaire. Un bref survol des publications montre une grande diversité
de travaux, en particulier en histoire et en sociologie. Dans les notices
que nous avons regroupées ici, nous avons cherché à
donner au lecteur un aperçu des livres qui, par leur objet ou par
leur méthode, ont le plus contribué à redéfinir
la problématique de l'identité et à renouveler la
discussion sur la culture. Le choix de ces ouvrages est limité
aux monographies, même si une grande quantité d'ouvrages
collectifs ont apporté leur lot d'analyses au cours des ans. Ces
livres sont l'œuvre de penseurs reconnus, pour la plupart engagés
dans une discussion dont ils n'ont cessé de modifier le paradigme.
La majorité d'entre eux appartient à la génération
qui a succédé aux grandes figures des années soixante-dix,
comme Fernand Dumont ou Charles Taylor. Nous avons demandé des
recensions brèves, ouvrant sur une critique, et nous avons sollicité
des auteurs qui sont souvent eux-mêmes représentés
par un ouvrage dans notre choix.
On ne sera pas étonné que les questions de fond demeurent
celles de l'identité et de la souveraineté. Ces questions
sont déterminantes et elles imprègnent tout le travail des
sciences humaines et sociales dans le Québec contemporain. Aux
yeux de plusieurs critiques européens, le Québec se trouve
en quelque sorte victime du multiculturalisme canadien, du seul fait de
son appartenance à un vaste ensemble social et politique dont il
ne maîtrise pas le développement et dont il ne parvient pas
par ailleurs à se libérer. Isolé, et quasi prisonnier
d'une recherche toujours inachevée de son identité, l'essai
québécois doit travailler sans relâche pour préciser
ce qui apparaît comme une différence inaliénable,
alors que la pensée multiculturaliste invite à considérer
que cette identité appartient à l’ensemble le plus
grand, c’est-à-dire le Canada. Cette problématique
n'est pas résolue, on le constatera sans détour. Pour d'autres
critiques, la souveraineté est un idéal passéiste,
et nous devrions, comme Québécois, apporter au Canada une
réflexion universaliste, centrée sur des idéaux de
rationalité et de liberté, ouvrant sur un projet constitutionnel
sans concession aux revendications de la particularité. À
ce constat rigoureux, et paradoxalement réactivé par la
construction de l'Europe, il n'est pas toujours aisé de répondre
: la revendication de souveraineté ne doit pas être confondue
avec la perspective communautarienne mise en avant dans le multiculturalisme
canadien par des penseurs comme Will Kymlicka, elle se situe en-deçà
de toute réflexion sur la question libérale. Selon la majorité
des penseurs qu'on lira ici, il s'agit d'une prémisse, d'une position
politique primitive. C’est seulement dans un Québec souverain
que nous pourrions penser librement une philosophie sociale et politique
qui nous orienterait vers une forme plus libérale-républicaine,
ou vers une autre conception.
L'évolution récente de la discussion montre à cet
égard plusieurs enjeux nouveaux, notamment celui de l'américanité,
particulièrement présent dans les ouvrages de Gérard
Bouchard, Yvan Lamonde et Joseph-Yvon Thériault. Cette question
permettra-t-elle de renouveler le regard porté sur les liens du
libéralisme et du nationalisme ? Après la période
des années 1960-1980, marquée par l'intervention du marxisme
et la discussion d'une souveraineté encore teintée de problématiques
post-coloniales, on assiste à l'émergence de ce que d'aucuns
appellent déjà un post-nationalisme. Loin de se maintenir
dans la défense ou la critique d'un nationalisme politique traditionnel,
la discussion se porte vers les enjeux du libéralisme et la possibilité
de développer au Québec une société fondée
sur une réinterprétation de son histoire moderne. La plus
jeune génération, représentée ici par exemple
par Jocelyn Maclure, montre déjà une volonté de passer
à la discussion universelle des principes. Notre choix d'ouvrages
porte sur le Québec, mais il faut le dire simplement : on trouverait
peu d'essais sur le libéralisme, la démocratie, la liberté,
le pluralisme qui ne soient des livres sur le lien fédéral,
l'histoire du Québec contemporain, les droits autochtones, etc.
Pour le dire d’un mot, la passerelle entre le particulier et l’universel
semble actuellement montrer, malgré quelques percées intéressantes,
une situation profondément aporétique.
Devant ce choix d'ouvrages, nous pouvons nous interroger sur ce que nous
attendons d’un intellectuel du Québec dans le domaine de
la philosophie politique. Dans tous les domaines de son intervention,
en particulier s'il s'agit de prendre position sur des politiques de droite
ou de gauche, nous observons que la capacité d'interpeller l'État
au nom des principes demeure associée à une position sur
l'identité. Pour plusieurs c'est une richesse, pour d'autres il
s'agit d'un handicap que la génération actuelle devrait
travailler à dépasser. La volonté d’intervenir
sur les principes eux-mêmes, en particulier dans le domaine de la
justice et des politiques publiques, ne saurait encore demeurer trop longtemps
freinée par les ambiguïtés de la situation nationale.
L'intellectuel québécois se transforme aisément en
porteur de causes particulières – par exemple dans le dossier
autochtone, dans les questions écologiques de la responsabilité
des générations, dans les dossiers des droits de la personne
(en intervenant sur l’immigration, les réfugiés),
mais les travaux recensés ici montrent que ces interventions demeurent
encadrées par la problématique identitaire.
L'héritage historique de la problématique nationale pèse
donc d’un poids important sur notre capacité à discuter
des principes. Même dans le cas de la souveraineté, la possibilité
d’en discuter dans un cadre qui ne soit pas exclusivement capté
par la lutte contre le nation-building canadien, semble échapper.
Le symptôme le plus vif pour moi de ce blocage n’est pas d’abord
le fait que nos livres portent sur nous-mêmes, ce qui n’est
après tout que normal, c’est que très peu portent
sur l’universel, et encore moins sur les autres. Quel livre a été
écrit ici sur la démocratie américaine, sur la culture
américaine ou sur l'Europe ? En ravivant la question de l’américanité,
des historiens comme Gérard Bouchard et Yvan Lamonde ont non seulement
mis à nu cette histoire non dite, ils ont aussi montré que
cette occultation pouvait constituer une raison de l’impossibilité
d’accéder aux principes.
Que signifie « post-national » dans un contexte
de non souveraineté ? Dans sa recherche en cours sur les imaginaires
collectifs, Gérard Bouchard se demande comment ces imaginaires
parviennent à se reconfigurer. C’est une autre manière
de poser la question. Beaucoup d’intellectuels, actifs dans le vaste
domaine des sciences humaines, ont en vue cet horizon d’un dépassement
(critique de la mondialisation, évolution de la démocratie,
etc.). Le dépassement de l’aporie devant laquelle nous placent
les livres que nous avons choisis semble la condition du succès
de leurs approches.
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