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Langue
et identité
Yves Charles Zarka
Les collaborateurs de ce numéro de Cités sont tous québécois
ou résidents au Québec, on comprendra donc que mon point
de vue soit celui d’un observateur extérieur. Ce que j’ai
à dire se situe sur un autre plan et n’a pas la moindre prétention
de rivaliser avec qui que ce soit, encore moins de fournir le sens général
d’approches qui sont diverses, parce que le Québec d’aujourd’hui
est divers, et doivent le rester sans donner lieu à un effort vain
de synthèse ultime. Alors que les analyses données dans
le corps du volume peuvent valoir comme une nouvelle représentation
de soi, à multiples facettes, des Québécois par eux-mêmes
tels qu’ils sont devenus aujourd’hui et des mutations sociales,
démographiques, politiques, religieuses et culturelles de leur
pays (je préfère ce terme à celui de région
ou de province), je donnerai ici le regard de l’étranger,
le regard d’un étranger qui est aussi celui d’un ami.
Mais regard étranger ou extérieur ne signifie pas sans expérience
directe du Québec dans les divers aspects de sa réalité.
Je séjourne en effet régulièrement au Québec (1),
parfois pendant d’assez longues périodes qui m’ont
appris à le connaître et peut-être à le comprendre,
sans pourtant réduire cet écart ou cette subjectivité
de l’autre qui est la marque de l’étranger.
Voici comment je vois le Québec. C’est un pays paisible,
passionné et passionnant. Ces qualificatifs peuvent paraître
contradictoires, le goût de la paix étant généralement
lié au calme des passions, il faut donc que je m’en explique.
Les Québécois sont un peuple aux mœurs douces, liées
à un haut degré de culture et à une parfaite intégration
des procédures démocratiques qui conduisent au compromis
plutôt qu’au conflit ouvert, à l’entente plutôt
qu’à l’opposition frontale. Compatissants, sans pourtant
donner dans la complaisance, ils sont hospitaliers, respectueux des manières
de penser et de vivre qui ne sont pas les leurs et, pour la plupart, farouchement
hostiles aux marques de rejets de l’autre ou de xénophobie
que l’on voit si fréquemment ailleurs. On ne trouve guère
chez eux cette ironie méchante, voire ce cynisme qui transparaît
souvent dans le tempérament des Français. Ils savent que
toute vérité n’est pas bonne à dire en toutes
circonstances, pour cette raison ceux qui les aiment disent qu’ils
sont réservés, les autres disent qu’ils sont hypocrites.
Le long et rude hiver forge leur capacité à l’endurance
et à la patience, alors que l’excès de soleil fait
généralement les tempérament impétueux et
impatients. Par ce qui leur reste de leur origine religieuse, ils exècrent
les scandales qu’ils soient de mœurs ou d’argent, alors
que ceux-ci sont pour ainsi dire des faits permanents et quasi-normaux
de la vie publique en France. Se représentant comme une minorité
vaincue et dominée, ils ont spontanément tendance à
s’identifier à ceux qu’ils estiment être assujettis
ou victimes d’une puissance extérieure. Cette compassion
n’est pas sans produire dans quelques cas de graves incompréhensions
à l’égard de ce qui se passe çà ou là
dans le monde. Les Québécois ont donc des passions et du
caractère. Celui-ci s’est forgé dans leur histoire
américaine. Le souvenir d’avoir été abandonné
et soumis, qui a été dominant au moins jusqu’à
une époque récente, a alimenté une volonté
d’affirmation de soi qui est devenue permanente. Celle-ci prend
une forme politique à travers la volonté d’indépendance
et le désir de souveraineté nationale. Elle trouve également
d’autres canaux pour s’exprimer et se renouveler faisant du
Québec d’aujourd’hui, non un pays replié sur
lui-même et sur la conservation du passé, mais un pays en
expansion, tourné vers l’avenir, sur tous les plans et en
particulier sur celui de la langue et de la culture, un pays au centre
d’un certain nombre d’enjeux majeurs de notre temps.
La force de caractère des Québécois s’alimente
au sentiment de leur identité. Identité multiple et diversement
interprétée, bien entendu. De toutes façons et de
quelque manière que l’on tourne les choses, il n’existe
pas d’identité simple ou univoque. Mais il y a bien une identité,
une représentation de soi parfaitement distinctive non seulement
dans le contexte canadien, mais dans l’Amérique du nord.
Elle est liée à la langue française. Certes, le Québec
est bilingue, on y parle le français et l’anglais, il est
même multilingue lorsque l’on compte les allophones. Mais
cette diversité ne saurait masquer non seulement que la langue
française est celle de la très grande majorité de
la population, mais en outre qu’elle constitue l’élément
central de l’identité québécoise par rapport
au monde anglophone qui l’entoure de toutes parts. C’est l’attachement
à sa langue qui fait la spécificité et tout l’intérêt
du Québec. S’il existe une nation québécoise,
et je crois qu’elle existe, c’est une nation qui se définit
par sa langue. Mis à part elle, qu’y aurait-il de spécifiquement
québécois ? Même le catholicisme auquel l’usage
de la langue française était jadis subordonné, dans
la mesure où elle était considérée comme l’instrument
de la perpétuité de la foi catholique, connaît depuis
la Révolution tranquille un déclin rapide, profond et sans
retour. Avec le déclin du catholicisme, la langue française
a occupé le premier plan dans la conscience de l’identité
du Québec, et à travers elle dans la conscience d’une
identité nationale laïcisée. Leur langue mise à
part, les Québécois sont des Américains comme les
autres (2). Ils le sont par leur géographie, aussi bien que
par leur histoire. Ni l’une, ni l’autre ne sont européennes.
Les formes de leur société, de leur économie, leurs
contenus culturels, leurs universités sont américaines et
non européennes. Il s’agit d’une société
relativement nouvelle, formée par l’immigration et multiculturelle,
ce qui l’éloigne beaucoup de la France et l’inscrit
dans le modèle anglo-saxon du Canada. Cependant, face au Québec
comme fait américain, il y a l’usage de la langue française.
Mais la langue, ce n’est pas peu. C’est à travers une
façon de dire, une façon de penser, de percevoir, de se
représenter soi-même, les autres et le monde. C’est
l’héritage culturel d’un passé et l’instance
de création des formes de vies et de cultures à venir. La
langue constitue donc non seulement un patrimoine, mais aussi un lieu
vivant, dynamique, d’existence en commun, un espace partagé
où l’on se reconnaît et s’identifie. Ce n’est
pas par hasard que l’existence de la différence québécoise
est ultimement et indissociablement liée à la défense
et à l’illustration de la langue française. Le 2ème
alinéa du Préambule de la Charte de la langue française,
connue sous le nom de Loi 101, adoptée en 1977, le dit de manière
on ne peut plus claire : « L’Assemblée nationale reconnaît
la volonté des Québécois d’assurer la qualité
et le rayonnement de la langue française. Elle est donc résolue
à faire du français la langue de l’Etat et de la Loi
aussi bien que la langue normale et habituelle du travail, de l’enseignement,
des communications, du commerce et des affaires ».
Les Québécois sont une nation de langue. C’est leur
passion de la langue française qui les rend passionnants, parce
qu’elle leur donne une place unique dans un continent américain
qui fait, défait, refait le monde dans une autre langue. Cependant,
et j’y reviendrai dans un instant, il ne faudrait pas être
pris par le syndrome de la citadelle menacée ou par ce qu’André
Belleau (3) a appelé l’idéologie de la conservation
linguistique qui prend pour modèle la préservation ou la
survie des espèces végétales ou animales en voie
de disparition. La langue française au Québec relève
de tout autres enjeux. Avant d’y venir, je voudrais souligner ici
un fait qui me paraît important : le Québec sait mener pour
son propre compte un combat que la France n’a ni compris ni entrepris
pour elle-même. Qu’on m’entende bien, je ne veux en
aucune manière dire que la France aurait dû prendre en charge
les problèmes linguistiques du Québec. Les Québécois
sont assez grands pour régler leurs affaires eux-mêmes sans
nous, il l’ont montré et le montrent tous les jours. Ce que
je veux dire, sans pouvoir malheureusement le développer ici, c’est
que la France n’a pas su mener le combat qui était le sien
propre en Europe et dans le monde pour la langue française. L’incompréhension
foncière du problème, l’incurie des politiques, à
quelque bord qu’ils appartiennent, a conduit à abandonner
à eux-mêmes quelques individus dont le combat quasi solitaire
n’avait aucune chance d’aboutir. Si l’on peut légitimement
parler du recul irréversible de la langue française partout
dans le monde y compris en France (4), c’est que la question
linguistique n’a jamais fait l’objet d’un engagement
volontaire et significatif de la part des pouvoirs publics français.
La francophonie peau de chagrin reflète la misère de la
politique linguistique et culturelle de la France, au point que l’on
ne sache pas bien si le terme de « francophonie »
ne renvoie pas plutôt à des congrès internationaux
dont l’utilité est inversement proportionnelle au coût,
qu’à la mise en place de stratégies de soutien et
de développement de l’usage du français dans le monde.
Grande tristesse !
Revenons au Québec sur deux point décisifs : le rapport
entre la nation et la langue et le rapport entre la revendication identitaire
et la démocratie. Ces deux points me paraissent faire du Québec
le lieu central d’enjeux contemporains fondamentaux.
Tout d’abord, j’ai déjà esquissé le lien
intrinsèque qu’il y a au Québec entre la nation et
la langue. La conscience nationale y est apparue sous sa forme laïcisée
au XXème siècle à travers la spécificité
linguistique. Cette conscience a été alimentée par
la claire tendance des vagues d’immigration de l’après-guerre
à choisir l’anglais plutôt que le français.
La Charte de la langue française, qui est par ailleurs un texte
législatif magnifique que les politiques français devraient
tous connaître éventuellement par cœur, adoptée
par une assemblée non souveraine, correspondait exactement à
ce besoin de reconnaissance et de pérennité d’une
nation fût-elle encore confinée à une existence provinciale.
Le premier alinéa du Préambule de la Charte stipule ainsi :
« Langue distinctive d’un peuple majoritairement francophone,
la langue française permet au peuple québécois d’exprimer
son identité ». Cette charte est moins défensive
qu’affirmative. Elle vise moins à conserver ou à protéger
qu’à exprimer un droit légitime d’une communauté
humaine de parler dans sa langue. Pour reprendre les termes d’André
Belleau, « le peuple québécois a droit au langage
et à l’environnement de langage que cela implique »
(5). Considéré de ce point de vue, l’attachement à
la langue française ne saurait être interprété
en termes de repli sur soi, de préservation ou de sauvegarde. Les
perspectives post-nationales aujourd’hui développées
pour sortir d’un débat qui risque de devenir stérile
entre souverainistes et fédéralistes soulignent ce qu’il
y a de plus positif et dynamique dans l’affirmation identitaire
québécoise : l’existence d’un Québec
affirmatif, intégrateur, s’inventant et se renouvelant lui-même,
plutôt qu’un Québec replié sur lui-même
qui de toute façon n’existe plus. Ces perspectives post-nationales
peuvent-elles faire l’économie de l’affirmation nationale ?
Je laisse ici la question ouverte. C’est aux Québécois
eux-mêmes d’en décider.
Ensuite, sur le plan du rapport entre identité et démocratie,
le Québec se distingue également. La revendication nationale
et souverainiste québécoise a coïncidé plus
ou moins avec celle d’autres nations dans le monde d’après-guerre,
à l’époque de la décolonisation. La spécificité
du Québec tient cependant dans le lien qui y a toujours été
maintenu entre l’affirmation identitaire et la démocratie.
Or cette liaison n’a rien de nécessaire. En effet, une revendication
de souveraineté est fondée sur une conscience d’identité
nationale et s’enracine dans l’histoire. Elle est en elle-même
indifférente à la démocratie, c’est pourquoi
la plupart des mouvements de libération (qu’on les juge légitimes
ou non) ont fait usage de la force, de la violence et du terrorisme pour
s’affirmer. Lorsque la souveraineté nationale a été
conquise et reconnue, le nouveau régime a donné lieu dans
de rares cas à la mise en place d’institutions démocratiques,
le plus souvent ce sont des dictatures parfois plus terribles que les
régimes coloniaux qui ont été instaurées.
Cela simplement pour dire que l’affirmation identitaire et le régime
démocratique sont deux choses différentes qui se situent
sur deux plans différents. La revendication identitaire est toujours
historique, parfois ethnique, religieuse, linguistique, ou autre, tandis
que le régime démocratique est indifférent à
l’identité, il ne définit qu’une structure de
société et un type d’institutions et de gouvernement
politique. Or, les Québécois n’ont jamais dissocié
les deux. Leur revendication identitaire et nationale s’est faite
toujours dans le cadre d’une démocratie et en vue de l’instauration
d’une démocratie. Mais, par là même c’est
la problématique de la démocratie qui en a été
renouvelée à travers les questions de l’existence
d’une démocratie plus tolérante, moins exclusivement
préoccupée par la majorité, plus sensible aux revendications
des groupes ou des cultures minoritaires, à la question du multiculturalisme,
etc. On ne pouvait attendre moins d’une minorité qui entend
s’affirmer comme majorité, d’une province qui se pense
et se veut une nation. Décidément le Québec est bien
à la pointe des questions culturelles et politiques du présent.
Je laisse sur ce point le dernier mot à la Charte de la langue
française, qui dit dans le troisième alinéa de son
Préambule :
« L’Assemblée nationale entend poursuivre cet objectif
dans un esprit de justice et d’ouverture, dans le respect des institutions
de la communauté québécoise d’expression anglaise
et celui des minorités ethniques, dont elle reconnaît l’apport
précieux au développement du Québec ».
(1) Ces séjours assez longs correspondent à des périodes
d’enseignement à l’Université Laval de Québec
et de conférences dans un grand nombre d’universités
du pays. Mes premiers contacts avec le Québec ont été
noués grâce à François Duchesneau (Université
de Montréal) et Thomas De Koninck (Université Laval), j’ai
beaucoup appris de Georges Leroux (UQAM), et Gilbert Larochelle (Université
de Chicoutimi), ainsi que de Marie-Andrée Ricard, Jean-Marc Narbonne,
Luc Langlois (tous trois de l’Université Laval), de beaucoup
d’autres aussi, universitaires ou non, que je ne peux tous nommer
ici.
(2) Cf. Guy Rocher, « Le statut culturel du français
au Québec : état de la question », in Actes
du congrès langue et société au Québec,
Tome II, Le statut culturel du français au Québec,
textes rassemblés et présentés par Michel Amyot,
Editeur officiel du Québec, 1984.
(3) Cf. le magnifique plaidoyer pour la langue française d’André
Belleau paru dans les Actes du congrès langue et société
au Québec, Tome II, Le statut culturel du français
au Québec, op. cit.
(4) On sait ce qu’il en est de certaines entreprises en France,
qu’elles soient internationales ou non, où la langue des
instances internes est un anglais de second ou de troisième ordre
proprement ridicule d’abord aux oreilles des anglophones. Mais il
y a pire. Sait-on que l’anglais est en passe de devenir la langue
scientifique en France ? Certaines orientations du CNRS en particulier
contribuent à cette tendance suicidaire. Pire encore, si c’est
possible, la nouvelle Agence d’évaluation de la recherche
(ANR), qui vient tout juste d’être créée, communique
avec ses experts dans un « franglais » grotesque,
qui atteste non seulement le déclin de la langue française
en France même, mais aussi le déclin de la recherche française
qui devient de plus en plus le dernier wagon de la recherche anglo-américaine,
en sciences humaines et sociales en tout cas.
(5) Op. cit.
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