Sommaire général
 
  Dossier : Le Québec, une autre Amérique
Dynamismes d’une identité
 
 

Présentation

Sabine Choquet et Jocelyn Létourneau


Depuis un certain temps déjà, la société québécoise connaît un ensemble de mutations majeures sur les plans social et démographique, ainsi que sur celui des représentations symboliques. Elle ne peut plus être envisagée par le biais des concepts et métaphores habituellement utilisés, en France notamment, pour cerner ses caractéristiques particulières : « nation tricotée serrée », « prégnance de l’église catholique », « lieu d’existence de deux solitudes culturelles », « petits cousins d’Amérique », « folk society », « vastes arpents enneigés », etc. Soumise aux dynamismes ambivalents de l’hypermodernité, branchée sur le monde et modifiant le stock des références constitutives de sa culture, la société québécoise est en train de se métamorphoser sur un mode serein, pacifique et original à maints égards.
L’objectif visé par cette livraison de Cités est de prendre le pouls de la société québécoise en la saisissant dans ses mouvances actuelles. Il s’agit d’un défi de taille, certes, mais relevé de main de maître par les collaborateurs au numéro. Dans chacun des articles, on sent en effet la volonté des auteurs de sortir des idées reçues, des problématiques convenues et des axiomatiques accréditées pour reposer la question du Québec sous plusieurs de ses aspects. Dans son ensemble, le dossier des textes constitue une grande interrogation ouverte sur la société québécoise d’aujourd’hui.
Cela ne signifie pas que les regards portés sur cette société sont délestés des enjeux structurels qui marquent le devenir du Québec : sa place dans la fédération canadienne par exemple ; ses liens avec la France et la francophonie internationale ; ou son inscription dans la société nord-américaine ; son rapport avec les figures traditionnelles de la québécité. Mais, dans le propos des spécialistes mobilisés pour la confection du numéro, il y a une ouverture pour accueillir la complexité québécoise contemporaine plutôt qu’un réflexe pour la congédier au bénéfice de la protection d’une société conçue comme « petite », « fragile » et « isolée » – trois images d’Épinal du Sujet collectif québécois qui paraissent désormais datées.
Cette disposition des auteurs à modifier leur regard sur la société québécoise est sans doute symptomatique de la conjoncture intellectuelle qui prévaut aujourd’hui au Québec. Impulsée par un changement de garde générationnelle, cette société est de plus en plus acceptée et assumée, par ses acteurs et porte-parole montants, dans son historicité particulière et ses emprises universelles. À ce dernier titre, elle est envisagée comme un lieu concret où plusieurs des défis que vivent les sociétés occidentales – que ce soit celui de la cohabitation des cultures, celui de l’accueil et de l’intégration des immigrants, celui du rapport avec les peuples autochtones ou celui de l’accommodement de la diversité – sont abordés et négociés avec innovation, pragmatisme et lucidité.
Cela ne signifie pas que le Québec est exempt de problèmes, bien au contraire. Le vieillissement rapide de sa population est une épée de Damoclès qui pend au-dessus de son devenir ; le modèle retenu pour assurer la santé de ses habitants grève une part croissante des recettes fiscales administrées par son État ; et l’adhésion de son gouvernement au paradigme de la « société concurrentielle », comme moyen de générer de la richesse économique, n’est pas sans provoquer de la vulnérabilité sociale. À l’instar des autres sociétés occidentales, le Québec est aussi confronté aux difficultés de son époque.
Si l’ambition du numéro est de rouvrir la question du Québec en complexifiant les termes du débat sur cette société, il n’y a aucune prétention, chez les auteurs des articles, à résoudre une fois pour toutes l’énigme du Québec – énigme que le regretté Léon Dion, grand penseur de la condition québécoise, a déjà porté au rang de « mystère » . À bien des égards, la société québécoise reste en effet paradoxale et déroutante dans ses dissonances incompressibles. Cela, d’ailleurs, n’est pas sans agacer plusieurs de ses interprètes qui souhaiteraient que les Québécois, comme sujets politiques tout au moins, se comportassent d’une manière plus univoque et moins imprévisible, ce qui permettrait peut-être de les faire progresser rapidement vers leur destin prévu ou attendu. Nulle surprise bien sûr dans cette espérance intellectuelle : la majorité des penseurs aiment les choses claires et unidirectionnelles. Heureusement, les sociétés sont irréductibles au simple.
En un sens, la complexité d’être, de se définir et de devenir a toujours été une composante centrale de l’identité et de l’historicité québécoises. Pour certains, cette complexité est associée à une misère collective, voire à un malaise existentiel, qui demanderait assurément ou exigerait idéalement une médication salutaire, par exemple l’indépendance ou la « canadiennisation » complète du Québec. Pour d’autres, cette complexité est l’expression même de l’identité et de l’historicité québécoises : non pas l’incarnation d’une « essence collective pérenne », ce qui serait ridicule comme position analytique, mais tout simplement le mode spécifique d’être au monde d’une collectivité.
Les articles figurant à la table des matières de ce numéro – qui offre au lecteur une pléiade de regards sur différents aspects de la mutation actuelle que connaît le Québec comme société globale – ne permettent pas de trancher le dilemme de la complexité québécoise comme inachèvement et souffrance d’une collectivité ou comme mode d’existence de cette collectivité dans ses spécificités universelles. Ils identifient certaines métamorphoses que connaît cette société dans ses aspects matériels, dans ses façons de se mettre en sens et en scène, et dans ses modes d’action et de rétroaction sur elle-même. Si personne ne peut pronostiquer l’avenir de la société québécoise, il est clair que celle-ci est en travail sur son fond et sa forme. Saisir certaines des facettes de ce travail sur soi, tel est l’objectif que nous avons voulu rencontrer dans ce volume de Cités.