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Culte
de l’individu et perte de l’identité
Yves Charles Zarka
La question de la place du corps dans la définition de l’identité
personnelle ou sociale n’est pas nouvelle. Celle du sexe non plus.
Le corps a été traditionnellement un lieu de marquage visant
à définir le statut, le rang social, l’appartenance
à un ordre, à un clan ou à une communauté
religieuse. Maquillage, coiffure, tatouages, vêtements, bijoux,
etc. sont des manières de signifier une identité différentielle :
personnelle, sociale, culturelle. Le corps n’est pas seulement marqué,
il peut être également, en raison de sa plasticité,
formé ou déformé, il peut être objet d’amputations
ou de greffes, de transformations, voire de métamorphoses selon
le savoir, les croyances et les rites d’une société.
Cela peut aller selon une gradation continue d’une amputation initiatique
bénigne jusqu’aux rites funéraires d’embaumement
qui fixent l’identité d’un sujet. Mais c’est
autour du sexe que les rôles, les possibilités et les interdits
majeurs se distribuent. Il n’y va pas simplement d’une classification
générique ou d’une répartition des positions
sociales, mais aussi, à travers des directions qui peuvent être
très différentes les unes des autres selon les civilisations,
d’une voie privilégiée d’accès à
l’identité la plus intime et la plus enfouie d’un individu.
Cela est particulièrement valable pour l’Occident qui a scellé,
comme l’a montré Foucault, l’accès à
la vérité sur le sujet avec la question du sexe : « Entre
chacun de nous et notre sexe, l’Occident a tendu une incessante
demande de vérité : à nous de lui arracher la
sienne puisqu’elle lui échappe, à lui de nous dire
la nôtre, puisque c’est lui qui la détient dans l’ombre »
(Michel Foucault, La volonté de savoir, « Histoire
de la sexualité », vol 1, Paris, Gallimard, 1976,
p.102). Cette liaison étroite du corps sexué et des différentes
figures de l’identité est susceptible de rendre compte des
entreprises imaginaires ou réelles de refaire le corps, de refaire
son corps pour changer son identité ou la retrouver.
Pourtant, dans notre société post-industrielle et post-disciplinaire,
le désir de refaire son corps prend la dimension d’un phénomène
social et plus du tout celle d’un phénomène marginal.
C’est la ligne de séparation entre l’imaginaire et
le réel qui semble aujourd’hui s’estomper et les projets
les plus fous entrent dans le champ des possibles. C’est également
une volonté de maîtrise qui devient pouvoir sur soi et transforme
ce qui relevait de la nécessité ou de la fatalité
en objet de choix. Doit-on interpréter cela comme une extension
du champs de la liberté humaine ou, à l’inverse, comme
une dégradation de celle-ci, une servitude volontaire d’un
nouveau genre ?
Avant de tenter de répondre à ces questions, il convient
de revenir sur le type d’identité qui est engagé dans
le rapport au corps et d’y reconnaître aussi le lieu d’une
discordance possible. Arrêtons-nous un instant sur l’analyse
des figures de l’identité dans le texte canonique de Locke
sur l’identité et la différence (Locke, Essai
concernant l’entendement humain, traduction Coste, livre II,
chapitre 27, Paris, Vrin, 1972, p.258-277). Pour aller vite, je dirai
que Locke distingue deux manières de penser l’identité :
l’une est objective, l’autre est subjective au sens où
elle s’inscrit dans la rapport à soi (Cf. Paul Ricœur,
Soi-même comme un autre, Paris, Le Seuil, 1990). L’identité
d’une substance, d’un être vivant ou d’un homme
relève de la première catégorie, celle d’une
personne relève de la seconde. Dans le premier cas, l’identité
est pensée comme « sameness », mêmeté.
Ainsi l’identité d’un corps, d’un être
vivant ou d’un homme suppose la permanence de quelque chose d’objectif,
par exemple, pour le corps, la même masse, pour un être vivant,
la même organisation malgré le changement continuel des parties
de la matière. L’identité d’un homme ne diffère
pas de celle des animaux, elle consiste dans le maintien de la même
organisation. L’autre conception de l’identité intervient
dans la définition de l’identité personnelle. Il ne
s’agit plus là d’une identité objective qui
se maintient à différents moments du temps et que l’on
peut établir par comparaison, mais d’une identité
impliquée dans le rapport de la conscience avec elle-même.
Le terme employé par Locke pour désigner cette figure de
l’identité est « self », le
soi (Cf. Yves Charles Zarka, L’autre voie de la subjectivité,
Paris Beauchesne, 2000). Il s’agit ici d’une identité
qui se maintient dans et à travers la différence (le flux
de conscience). L’identité n’est plus externe, objectivement
assignable, mais interne, conjointe à la réflexion sur soi
de la conscience. Elle existe dans l’acte même par lequel
la conscience se réfléchit et se pense. L’identité
est ici ipséité. Or c’est à travers l’identité
à soi que le corps est pensable comme notre corps. Il y a une intériorisation
ou un enveloppement du corps par la réflexivité du soi,
de sorte que les parties de matière que sont nos membres deviennent
nous-même, non à titre de partie, mais à celui d’ouverture
du champ d’expérience. Cet enveloppement du corps dans la
réflexion du soi constitue le champ de l’affectivité :
nous sentons notre corps, nous sommes intéressés à
ce qui le touche, nous vivons ce qui lui arrive sur le mode du sentiment.
Cependant, c’est aussi dans cette identité-ipséité
que des discordances peuvent apparaître. Le désir de refaire
son corps révèle une discordance entre l’identité
réflexive et l’aspect extérieur ou la constitution
du corps. Cette discordance possible permet de penser tout une série
de reconstruction du corps depuis la petite chirurgie esthétique
jusqu’à la transsexualité. Lorsqu’on demande
à un transsexuel pourquoi il a voulu changer de sexe, la réponse
consiste à souligner la nécessité de rétablir
un accord entre l’identité réflexive et l’identité
sexuelle. La transsexualité « c’est la conviction
d’appartenir au sexe opposé et le fait de tout mettre en
route pour vivre cela au quotidien. Il s’agit d’une question
d’identité : par une mauvaise blague de la nature au moment
de la constitution de la personne, il y a eu divergence entre le sexe
psychologique et le sexe anatomique. Etre transsexuelle, c’est en
quelque sorte remettre en ordre et en équilibre l’être
humain concerné » (Cf. l’entretien avec Natacha Taurisson,
Transsexualisme,
corps et changement d’identité). Refaire son corps
suppose d’abord de le refuser tel qu’il est, voire de le rejeter,
c’est-à-dire percevoir le corps propre comme objet extérieur,
étranger, haïssable. Faire du corps propre un corps objet
extrinsèque à la réflexivité de la conscience.
Reste à savoir pourquoi la restructuration du corps ou sa transformation
sont devenus des thèmes centraux de la société contemporaine.
Il y a plusieurs causes à cela. J’en retiendrai trois. La
première tient à ce que les progrès considérables
de la science et de la technique, de la chirurgie en particulier, sont
susceptibles de réaliser des projets qui, auparavant, pouvaient
apparaître fous. La technique étend son pouvoir sur l’homme
lui-même et d’abord sur son corps, pour le meilleur ou pour
le pire. Ce qui auparavant échappait au pouvoir de l’homme
entre désormais dans le champ de la liberté et du choix.
Le partage entre ce qui ne dépend pas de nous et que nous devons
accepter et ce qui dépend de nous et que nous pouvons changer s’est
considérablement déplacé. Le pouvoir sur mon corps
ou sur le corps de l’autre devient considérable. Ces progrès
de la science et de la technique bio-médicales sont en train de
produire une mutation dans les conditions les plus fondamentales de l’existence
humaine. S’il est possible de choisir en détail les caractéristiques
physiques de notre progéniture par exemple, pourquoi ne pourrions–nous
pas nous choisir nous-même, c’est-à-dire refaire ce
que la nature aurait mal ou inadéquatement fait ? Ce qui se profile
sous les allures d’une évolution ordinaire, c’est la
figure d’une homme prométhéen qui n’a pas même
conscience de l’être, pris entre une liberté qu’il
pense sans limite et un désir individuel purement subjectif. La
deuxième cause teint à l’extension indéfinie
de la subjectivation. J’entends par là à la fois le
culte de l’individu et la subordination à ses goûts,
sa fantaisie ou ses envies de tous le ordres objectifs qu’ils relèvent
de la nature ou de la société. Nous savons depuis longtemps
que la société démocratique avait une tendance individualiste,
mais cette tendance s’est transformée en une sacralisation
de l’individu seul désormais maître et possesseur de
sa propre vie et de ce qui en découle. Cependant cette promotion
de l’individu et cet affaiblissement des liens naturels ou sociaux,
coïncide avec un appauvrissement de l’identité, ramenée
à la variabilité du désir. Il n’y a donc pas
d’ordre objectif quelconque qui pourrait faire obstacle à
l’intransigeance de ses désirs d’un moment. Tout devient
donc subjectif, on ne voit donc pas ce qui pourrait résister à
la volonté de se changer en refaisant son corps. Au lieu du laborieux
chemin de la construction de soi, c’est-à-dire de la formation
de son être, nous avons la facilité de demander à
la chirurgie esthétique ou autre de nous faire autre ou mieux que
ce que nous sommes. La troisième cause tient à ce qu’on
pourrait appeler l’économie de l’identité. En
effet à la subjectivation dont il était question à
l’instant s’associe un autre phénomène : la
constitution d’un marché considérable du soi. Dans
ce marché, se conjuguent une idéologie de médicalisation
de la société, le pouvoir considérable des entreprises
pharmaceutiques, la place de plus en plus grande prise par toutes sorte
de pseudo spécialistes de la reconstruction de soi, du couple,
de la sexualité, etc. L’empire de la subjectivité
qui s’est arrachée aux normes objectives trouve désormais
sa loi hors d’elle-même dans ce marché de l’identité
factice.
Ce qui se trouve oublié dans la volonté de refaire son corps,
c’est le point central de la liberté humaine : la finitude.
Vouloir s’émanciper des conditions de la finitude, c’est
non s’en libérer, mais au contraire se mettre en situation
de la vivre comme servitude.
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