Sommaire général
 
  Introduction  
 

Introduction

Cynthia Fleury, Lynda Lotte, Sylvie Taussig


Tel un bain d’acide ôtant la rouille fait apparaître des figures trop oubliées, tels certains événements politiques, certaines crises nationales ou internationales, font que dans un pays affleurent en un moment des thèmes et des motifs que la succession quotidienne des questions et problèmes politiques, économiques, sociaux, culturels dissimule sans le vouloir, quand elle ne les étouffe pas. Sous le coup de l’émotion, la nation mise à nu, en état de difficulté sinon en péril, se sent en demeure de se pencher sur son passé, et elle redécouvre sinon son arrière-boutique, du moins les passions et croyances qui la structurent, ses obsessions presque. En tout cas ses contradictions. Elle les reconnaît sans difficulté, car si elle les avait mises en quarantaine, elles n’en étaient pas moins là. Elle tâche de les formuler et, prenant de la distance par rapport à l’événement qui l’a bouleversée, elle lui cherche des causes plus profondes. C’est que l’histoire d’un pays ne se résume pas à une liste de dates et d’événements qui se suivraient selon un schéma de cause à effet, mais c’est la psychologie de la nation qui, entrant plus ou moins en résonance avec les événements, leur donne plus ou moins d’écho. Ces événements qui arrachant le voile de la gestion quotidienne révèlent des “ passions ” et des “ démons ”, rien ne les désignait à remplir ce rôle, et nul ne s’attendait à ce qu’ils l’assument : tel a été typiquement le cas les élections présidentielles de 2002. Des propos pleine d’alarmes sur le “ séisme ”, la “ grande surprise ”, si nous retenons les termes les plus mesurés qui ont servi à caractériser l’élimination du candidat socialiste au premier tour et la présence au second tour, en face du président sortant, du candidat de l’extrême droite, ont succédé aux constats soit désolés, soit satiriques, soit fatalistes qui étaient sur toutes les bouches avant les élections, chacun jurant que le premier tour était joué et que rien ne se passe décidément.
Ces événements révélateurs, il se peut qu’ils soient, objectivement, moins importants que d’autres du point de vue de l’histoire ; et d’un point de vue événementiel le président Chirac a succédé au président Chirac, sans modification ni des institutions, sans révolution, sans que les conséquences semblent être à la hauteur du coup de théâtre du premier tour.
Et tels qu’ils surviennent, inopinément ils mettent à nu des caractéristiques fondamentales d’un pays, d’un peuple, d’une nation et c’est cet état des lieux politique, social, affectif, intellectuel de la France, que nous voulons ici dresser. Car il favorise l’éclosion de réflexions en profondeur qui joignent description et analyse. Ce portrait sans complaisance donne lieu à de multiples interprétations dont la divergence fait elle-même sens. C’est de cette multiplicité dont nous rendons compte ici, dans le droit fil du principe de la revue Cités.
Il n’en résulte pas un inventaire à la Prévert qui conduirait à un relativisme généralisé, à l’évidence que toutes les opinions se valent et qu’il faut se résigner à laisser les circonstances penser à la place des penseurs et le hasard (c’est-à-dire le rapport de force) prendre les commandes à la place de la décision et de l’action. Au contraire, notre but a été de confronter, sous une même rubrique, plusieurs points de vue contrastés : l’éthologue côtoie l’écrivain, le politologue ou l’historien côtoie le psychiatre, le journaliste côtoie le chercheur, sans oublier l’avocat, le professeur, l’homme politique ou le romancier. Il s’agit de donner à penser par l’intermédiaire de multiples points de vue, soutenus de manière original et engagée et de rappeler à chaque fois que le démon est un janus bifrons.
Au-delà de la volonté de dresser un tableau des grandes problématiques françaises actuelles, rangées sous la dénomination de démons, et cela de manière à ce qu’apparaisse leur caractère véritablement contradictoire, et parfois violemment contradictoire, c’est-à-dire passionnel, voire fantasmatique, au delà de la description et de l’analyse, il s’agit de mettre en débat les points de vue, de provoquer leur affrontement, loin d’un consensus qui a souvent du mal à ouvrir des perspectives. C’est qu’il est salutaire de diaboliser les prétendus “ démons ” pour mieux les éradiquer ; il l’est aussi de rappeler leurs aspects radieux à côté de leur caractère ténébreux, qui s’impose au premier regard. La liste des démons tient dans des frontières hexagonales et semble donc devoir tomber sous la critique en tant que telle, comme une modalité de l’exception française, comme si une fois de plus, par rapport aux bouleversements mondiaux, les intellectuels français réagissaient comme dans une citadelle assiégée. Or ce n’est pas le cas, et nous avons refusé de mettre en perspective la langue de bois pratiquée de façon permanente par les différentes autorités et d’y inclure notre analyse démonologique qui pouvait sembler en relever. Car démonologie ne veut pas dire démagogie, et nous avons pris soin de faire jouer l’intégralité du champ lexical : le démon est tour à tour une menace, un fantasme, un péril ou un bon génie. Nous les avons abordés droit dans les yeux, en les considérant comme des totems et non pas comme des tabous.
Il pourra sembler que la liste n’est pas exhaustive et que d’autres sujets cristallisent les passions des Français, mais nous avons délibérément écarté différents sujets qui nous ont paru à première vue relever de notre enquête en terme de démons : les uns, comme le jeunisme, touchent plutôt des réalités de la société contemporaine, sans plonger leurs racines dans l’histoire des mentalités françaises et sans contribuer à ce qui structure l’imaginaire politique des Français ; ce sont sans doute des feux follets éphémères, et bientôt exténués. Ce phénomène de société rejoint les différents diablotins de la mode qui étincèlent d’un bout de l’année à l’autre sous forme de marronniers dans les magazines et qui pour passionner les lecteurs ne constituent pas des passions (la sexualité, la minceur, le salaire des uns et des autres, etc.).
Plus délicate a été la question des réseaux, qui anime également les pages sensationnelles des magazines : le clientélisme est-il un démon ? Il l’est sans doute, un démon à l’histoire séculaire, mais son étude relève du journalisme d’investigation, et non pas du débat plus théorique ; ce n’est pas une idée qui se laisse examiner sous ses différentes facettes, mais une réalité dont il s’agit de traquer les formes et manifestations dans le tissu social et économique.
Nos démons sont distincts des problèmes politiques, qui s’inscrivent plus justement dans la délibération démocratique : l’écologie, la construction de l’Europe, la mondialisation par exemple ne sont à aucun titre des fantasmes, des obsessions, des points de fixation qui suscitent l’amour ou la haine en leur qualité de butoirs inconscients.
Le lecteur s’étonnera peut-être de pas trouver de démons de la religion, la France étant le pays de la séparation de l’Église et de l’État, un des rares pays, avec le Portugal, à ne comporter aucune référence à Dieu dans sa Constitution ; mais en vertu de la laïcité, les questions religieuses relèvent de la sphère privée ; aussi ne les avons-nous abordées que là où elles ont des points de frottement avec les problèmes politiques. C’est à l’historien de réfléchir, avec les instruments qui lui sont propres, sur de plus larges périodes, au flux et au reflux de la spiritualité. Ce choix étant fait, l’islamisme, l’intégrisme en général, l’œcuménisme, les sectes, etc. se sont trouvés en dehors de notre investigation. Dans ces conditions, la présence de l’antisémitisme peut surprendre ; et pourtant, fiché comme il est au carrefour de la religion, de la politique, du racisme, mais aussi au croisement du national et de l’international, ce démon ancien, qui s’enracine sous toutes ces différentes dimensions dans la réalité historique de la diaspora juive et trouve à se ranimer avec la guerre au Proche-Orient, nous est apparu, au fil des entretiens, comme un des plus constants. Cette obsession structurante, diabolique et perverse clôture donc l’ensemble de la réflexion.
Le démon de l’extrême droite occupe aussi une place particulière dans le numéro, comme n’émanant aucune vertu positive. Fidèles à notre volonté de confronter des opinions contradictoires, nous avons concédé la parole à un tenant de l’extrême droite qu’il faut lire pour pouvoir s’informer de ce qu’il défend et ainsi mieux le combattre.
Nous n’avons pas traité du féminisme ou de la parité. Nous refusons cependant délibérément, comme nuisible même au féminisme tel que nous le défendons, l’approche américaine et le militantisme formulé sous les auspices de la culture du “gender ” ; les femmes ne constituent pas une communauté. Si ce postulat peut çà et là être mis en débat, ce numéro hors série ne traite néanmoins pas des démons français en fonction d’une référence communautariste.
Nous n’avons pas non plus évoqué un démon qui structure pourtant la vie politique en France, à savoir le clivage gauche droite, qui a donné son visage à toutes les luttes politiques depuis la révolution, à tous les conflits sociaux, à toutes les transformations culturelles. Sans doute cet hors série contribue-t-il à préciser les enjeux réels de sa forme actuelle. Il n’est pas de ligne de partage qui soit plus contestée que ce satané démon, dont le déplacement définit les contours de l’adhésion à la République, sous ses modalités successives. Ce démon, tous les hommes politiques qui ont voulu l’ignorer ou le dépasser, et se sont délibérément placés en dehors de champ d’affrontement politique et démocratique qu’il définit, il les a précipités, balayant du même coup leur analyse de la crise des institutions, de la crise sociale et sociétale, si c’est à sa remise en cause qu’elle conduisait. Lui réserver une rubrique, alors qu’il est présent dans toutes, explicitement ou implicitement, c’était peut-être risquer de voir la revue passer sous les fourches caudines d’une parole partisane, rompant là avec la description et l’analyse dépassionnées des démons.