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  Éditorial  
 

La passion de la France

Yves Charles Zarka


Parler des démons français par passion pour la France, cela n’est pas si paradoxal qu’on pourrait le croire. Il ne faut pas en effet se méprendre sur la signification de ce premier hors-série de Cités. Cette signification ne consiste en aucune manière à donner un nouvel exemple de dénigrement de soi, d’autoflagellation ou de déploration sur une grandeur perdue et un présent décadent ; au contraire, la France d’aujourd’hui est un pays, une nation, un État d’un formidable intérêt parce que, confrontée à des défis nouveaux, tant internes qu’externes, elle est à un tournant de son histoire. Or, c’est d’une certaine manière l’âme de la France, dans ses affects, ses passions, ses humeurs, que nous avons voulu explorer, non dans tous ses aspects mais dans ceux d’entre eux qui sont les plus difficiles à déchiffrer : ambivalences affectives, conflits non surmontés, blessures internes. Mais pourquoi s’arrêter sur ces tendances négatives ? N’est-ce pas tomber précisément dans le travers que j’indiquais à l’instant ?
La réponse à cette question se trouve dans les circonstances qui ont été à l’origine du projet “ La France et ses démons ” : il s’agit du résultat du premier tour des élections présidentielles, le choc du 21 avril 2002. La France s’était retrouvée ce soir-là comme devant un autre que soi, étrangère à elle-même, comme si la République avait engendré un démon ou, plutôt, réveillé un très vieux démon. Or c’est autour d’événements de ce genre qu’une nation s’interroge sur elle-même et révèle ses passions les plus profondes, assoupies dans l’ordinaire de l’existence quotidienne. Autant l’événement m’est apparu important et intéressant, parce qu’il révélait une manifeste méconnaissance collective de soi et devenait l’objet d’une cristallisation passionnelle, autant les explications qui en furent données m’ont semblé plates et insuffisantes. Il fallait que le temps passât. Il fallait prendre du recul. Il fallait surtout prendre de la hauteur, pour ne pas se laisser aveugler par la question de l’extrême droite. C’est de là qu’est née cette radioscopie multiple et diverse des passions françaises aujourd’hui et, en particulier, des démons récurrents de la France : tendances négatives qui agitent périodiquement, à tour de rôle ou conjointement, l’âme de la France.
Mais qu’est-ce que l’âme de la France et que sont ces démons ? Ne s’agit-il pas de fictions qui masquent la réalité concrète et quotidienne des problèmes : le chômage, l’insécurité, l’exclusion, l’incivilité, les banlieues hors du droit, les désordres de la société et des familles, l’éducation en péril, mais aussi les modifications qui affectent la structure interne de la population, le recul de la laïcité, l’expansion du multiculturalisme, les conflits ethnico-religieux larvés, les difficultés d’une économie aux prises avec des logiques mondialisées ou du maintien d’une identité de la France dans le cadre d’une Europe unie multinationale, voire transnationale ? Non, parler de l’âme de la France et des démons français, ce n’est pas quitter la réalité pour enquêter sur des chimères, c’est au contraire retrouver cette réalité, non sous la forme de processus ou de phénomènes à étudier pour eux-mêmes et séparément, mais liée à des sentiments, des mœurs, des passions, un peu comme Tocqueville, dans la seconde Démocratie en Amérique , décrivait les sentiments, les mœurs, les goûts, les manières de penser, la religion et l’évolution des idées des Américains. Notre ambition est évidemment plus restreinte ici : il ne s’agit pas de soumettre à l’analyse la vie intellectuelle et passionnelle de la France en général, et des Français en particulier, mais de réaliser une radioscopie de ce qui constitue dans l’âme de la France des lieux de fixation et d’arrêt qui réactivent des phases privilégiées de son passé, et encore des représentations, des récits, des croyances et des mythes qui, à la fois, révèlent et masquent la France à elle-même. Quand je parle d’âme de la France, j’entends cette expression au sens exact où Ernest Renan parlait de l’âme d’une nation dans son admirable conférence à la Sorbonne du 11 mars 1882. Voici ce qu’il disait au point central de son discours : une nation ne se définit ni par une race, ni par une langue, ni par une religion, ni par le cours des fleuves, ni par la direction des chaînes de montagnes.
“ Une nation est une âme, un principe spirituel. Deux choses qui, à vrai dire, n’en font qu’une, constituent cette âme, ce principe spirituel. L’une est dans le passé, l’autre dans le présent. L’une est la possession en commun d’un riche legs de souvenirs ; l’autre est le consentement actuel, le désir de vivre ensemble, la volonté de continuer à faire valoir l’héritage qu’on a reçu indivis ”.
Je viens de citer Renan ; j’aurais pu aussi, sur d’au-tres points peut-être, citer Chateaubriand ou Hugo. L’âme d’une gran- de nation – mais aussi d’une petite – n’est pas immédiatement transparente à elle-même, pas plus que celle d’un individu ; elle exige un travail sur soi opéré par l’historien, le philosophe, le journaliste, l’écrivain. C’est ce travail collectif qui a été ici réalisé avec toute la diversité nécessaire. Il ne s’agissait pas de donner une vérité, mais des vérités multiples révélant chacune quelque chose de la France et en particulier des lieux de son passé qui obsèdent encore son présent et des points de discordance de son présent, où le désir de vivre ensemble est parfois remis en cause, qui l’oblige à inventer son avenir.
Il n’y a pas un démon français, il y en a onze. Rien de systématique dans ce nombre qui résulte d’une énumération toute empirique, mais qui montre à quel point la question de l’extrême droite n’est qu’un cas particulier parmi d’autres. On sait que les nations n’ont pas existé de toute éternité. Elles naissent un jour. Elles peuvent donc mourir aussi. Leur volonté de vivre s’affirme et s’atteste dans leur capacité à se renouveler et à se réinventer, en surmontant, au moins partiellement, les lieux de répétition et d’arrêt représentés ici sous la figure des démons.