Sommaire général
 
  Editorial  
 

Le code introuvable

Yves Charles Zarka


Progrès impressionnants des techniques biomédicales, évolution des moeurs et remise en cause du modèle familiale traditionnel sont des phénomènes qui, depuis moins d'un demi siècle, affectent en profondeur les sociétés occidentales jusqu'à ébranler l'un des fondements sur lequel elles sont construites : ce que l'on peut appeler le code de la parenté. Pour s'en apercevoir, il suffit de revenir aux travaux des anthropologues depuis ceux, pionniers, de Lewis Henry Morgan, jusqu'à ceux de Claude Lévi-Strauss et plus récemment de Maurice Godelier. Dans chacun de ces cas, la parenté fournit le modèle autour duquel s'élabore le système des relations économiques, symboliques, rituelles, religieuses et sociales dans les sociétés traditionnelles. Si la définition de la parenté comme « univers de liens généalogiques, à la fois biologiques et sociaux, entre des individus de même sexe ou de sexe différent et appartenant à la même génération ou à des générations différentes qui se succèdent dans le temps » 1 reste pour l'essentiel encore valable, c'est le code de déchiffrement de la parenté qui semble aujourd'hui introuvable. Cela résulte, d'une part, de la dissociation entre sexualité et procréation qu'opère l'assistance médicale à la procréation et, d'autre part, de la séparation entre la procréation et la filiation, ou encore entre les dimensions biologique et sociale, découlant des recompositions familiales, des familles adoptives et des familles homoparentales. La société ouverte s'est précisément tellement ouverte qu'elle semble désormais remettre en cause cette idée centrale qu'une société est nécessairement fondée sur un système unique et fixe de parenté à partir duquel se distribue l'ensemble de ses autres relations et activités. Doit-on parler de code perdu ? Doit-on au contraire considérer que désormais la société repose sur la coexistence de codes multiples ? Que l'on penche pour l'une ou l'autre solution, il semble bien que la crise des identités individuelles et collectives que traverse les sociétés occidentales aujourd'hui soit au moins en partie lié à cette incertitude sur le code de la parenté.

Le démembrement des catégories traditionnelles de la parenté est en outre lié à deux processus opposés et portant corrélatifs. Le premier tient au décrochage entre lien social et lien généalogique, entre parentalité (plutôt que parenté) et hérédité. Ce décrochage est l'effet conjugué de l'individualisation et de la subjectivisation des rapports. Une société de plus en plus centrée sur l'individu, ses besoins, ses désirs et ses craintes est une société dans laquelle la subjectivité se substitue à l'objectivité des relations dues aux coutumes, traditions, rites culturels ou religieux. Il est vrai qu'aux contraintes de la famille, du clan ou de la classe se substitue l'indépendance des désirs et des choix individuels. Mais de l'un à l'autre, le lien social se fragilise parce qu'il repose sur le sol instable de la subjectivité individuelle. En ce sens, il semblerait que l'acquis principal des sociétés postmodernes où nous vivons consiste en particulier en l'autonomie des relations et des liens par rapport aux contraintes sociales mais aussi et surtout aux nécessités naturelles de l'hérédité et de la généalogie. Ainsi, par exemple, la filiation ne repose pas nécessairement sur l'engendrement et, dans une famille homoparentale, le père peut être une femme et la mère un homme. Le second processus est opposé et corrélatif : il tient à ce que la subjectivisation des relations de parentalité, loin d'être une libération à l'égard de l'ordre biologique, lui est au contraire entièrement soumis. La multiplication des relations de parentalité à travers l'émancipation du juridique et du social par rapport au génétique ne peut avoir lieu dans la plupart des cas qu'en vertu des possibilités ouvertes par les savoirs et les techniques biomédicales. Insémination artificielle, mères porteuses, voire bientôt utérus artificiel ont permis l'existence des nouvelles formes de parentalité. Entre la subjectivité individuelle diverse et capricieuse et le champ des sélections, manipulations, transformations biologiques, la société des individus a évacué l'ensemble des régulations symboliques qui assurait la séparation entre nature et culture, et a donné naissance à ce que j'appellerai une biosubjectivité.

Mais il y a plus, lorsque la subjectivité individuelle, d'abord dissociée des liens biologiques, y revient, s'ouvrent alors des risques majeurs nouveaux. L'empire de la subjectivité est en effet instable et fragile. Il peut être l'objet de toutes les manipulations individuelles ou collectives exercées par les différents pouvoirs. En outre, la subjectivité individuelle, centrée sur elle-même, est oublieuse du passé et peu soucieuse de l'avenir. Le souci des autres, des générations passées ou futures ne la préoccupe guère. Ce qui l'occupe et la préoccupe, c'est son présent, ses besoins, ses désirs, ses aspirations et ses ambitions. Cette subjectivité est évidemment dans un rapport permanent à elle-même. Elle se pose comme la mesure de toutes choses. Or, lorsqu'elle revient sur le monde de la vie pour y installer son empire comme biosubjectivité, elle souhaite exclusivement le bien pour soi, c'est-à-dire supprimer toutes sortes de déplaisirs et d'inconforts : la maladie, la souffrance, la mort même. C'est pourquoi, la mort est aujourd'hui pour ainsi dire effacée   du monde quotidien. L'idée de se préparer à la mort devient une maxime inaudible, peut-être même obscène. Mais la subjectivité aime également plaire et se plaire, elle ne supporte donc pas ce qui est tenu pour disgracieux ou laid. A l'inverse, elle est prête à faire tous les sacrifices, opérations, transformations susceptibles de lui faire espérer la grâce et la beauté, ou ce que l'opinion tient pour tel. Or cette volonté de supprimer du monde la maladie, la laideur et même la mort révèle au coeur même de la subjectivité individuelle la raison anthropologique qui peut porter les recherches technico-médicales vers une dérive eugéniste.

La société démocratique doit savoir que cette dérive eugéniste est possible, peut-être déjà réelle. Si elle veut se maintenir comme une société de liberté, elle doit absolument y résister.

 


(1) Maurice Godelier, Métamorphoses de la parenté, Fayard, 2004, p. 10.