Sommaire général
 
  Dossier : Secret privé et secret politique
L'illusion de la transparence
 
 

Présentation

Opacité du réel et traces de vérité :
les enjeux du secret

Michela Marzano


La « demande de vérité » ne cesse de questionner le corps social et de se poser de façon parfois dramatique dans plusieurs domaines de la vie. Qu'est-ce que cependant la vérité ? Y a-t-il toujours « une » vérité à découvrir, dévoiler, connaître ? Les secrets s'opposent-ils, en tant que tels, à la vérité ? Y a-t-il une relation quelconque entre secrets et mensonges ?
Dans le Dictionnaire philosophique, Voltaire écrivait qu'il « n'est pas permis de s'emparer d'un secret qui ne nous est pas confié ». Ainsi, il est « souvent plus criminel de surprendre à un homme ses pensées que son argent ». Le secret est ici présenté comme quelque chose de précieux, un trésor que chacun se doit à la fois de protéger et de respecter. Mais pour quelle raison le secret serait-il tellement précieux ? Est-il toujours légitime de cacher quelque chose aux autres ? Quels liens existent entre secret, vérité et mensonge ? Y a-t-il une différence entre secrets privés et secrets publics ?

Si l'on réfléchit au mot « secret », on se rend immédiatement compte qu'on peut l'employer de façons différentes. D'une part, le terme indique ce qu'une ou plusieurs personnes connaissent, en excluant de ce partage d'autres personnes. D'autre part, il renvoie à une contrainte qui oblige au silence pour sauvegarder la vie privée des citoyens, ou encore pour mettre en place un modèle politico-juridique de « réserve ». Mais le secret peut aussi signifier ce qu'on ne connaît pas soi-même, ce qu'on ignore, ce qu'on n'a pas la possibilité de connaître.
Étymologiquement, le terme « secret » renvoie aux notions de distinction et de séparation , est, de façon plus générale, à tout ce qui est mis à distance . Une mise à distance qui peut concerner un seul individu, ou plusieurs personnes ; qui peut avoir comme contenu quelque chose d'éphémère ou de fondamental. Dans le cas du secret intime, par exemple, c'est la mise à distance des autres qui permet à quelqu'un de garder une sphère privée et de se protéger de l'indiscrétion d'autrui. Le secret devient ainsi ce que chaque individu possède en propre ; ce qu'il a de plus personnel et de plus intime ; ce qui lui permet d'empêcher les autres de pénétrer dans son monde intérieur et ne pas être à la merci de l'indiscrétion généralisée. C'est pourquoi même un philosophe comme Kant -- qui fait de la véracité un devoir de chaque être humain -- reconnaît que « tout homme a ses secrets et il ne doit pas les confier aveuglément à autrui, en partie à cause de la manière de penser dénuée de noblesse de la plupart, qui en feront un usage qui lui sera nuisible, et en partie à cause du manque d'intelligence de beaucoup dans l'appréciation et dans la distinction de ce qui peut ou non se répéter, ou de l'indiscrétion » 1.

Entre le « tout dire » et le « ne rien dire » il y a d'ailleurs des degrés qui dépendent de chaque individu et de sa spécificité. La véracité ne coïncide pas avec la franchise, de même que la réserve ne coïncide pas avec le mensonge : « Entre la véracité et le mensonge (en tant que contradictorie oppositis ) il n'y a pas de milieu, tandis qu'il en existe un entre la franchise qui consiste à tout dire et la réserve qui consiste à ne pas dire en exprimant toute la vérité , bien que l'on ne dise rien qui ne soit pas vrai » 2. De ce point de vue, être capable de garder des secrets représente pour chacun une forme de protection qui permet, d'une part, de ne pas devenir « transparent » au regard des autres et, d'autre part, de construire des relations de confiance avec ses proches. Confier un secret à un autre est d'ailleurs un gage d'amitié, un signe de confiance qu'on réserve à quelqu'un de « spécial », à quelqu'un qu'on choisit.
Mais le secret peut aussi devenir une forme de dissimulation, un moyen pour exercer un pouvoir sur les autres. Dans le cas où le secret est partagé entre deux ou trois personnes, en effet, la mise à distance d'un tiers peut impliquer son exclusion , une exclusion parfois radicale et violente. C'est pourquoi le secret nécessite souvent une justification. En ce qui concerne le secret médical, par exemple, la justification donnée est la protection de l'individu et de sa vie privée -- mais se pose alors le problème de savoir si la protection de certains individus ne se fait pas au détriment d'autres individus. En revanche, dans le cas d'un secret concernant une relation adultérine, la justification peut être la volonté de ne pas blesser son compagnon ou sa compagne, mais ce peut être aussi bien la volonté de continuer à les tromper sans avoir à assumer les conséquences de sa conduite. Derrière la notion de secret, il y a souvent celle d'intérêts à protéger. Mais l'intérêt légitime-t-il toujours le recours au secret ou au mensonge ? Que dire de l'affirmation kantienne selon laquelle : « La véracité dans les déclarations qu'on ne peut éluder est le devoir formel de l'homme envers chacun, si grave soit le préjudice qui puisse en résulter pour lui » 3 ?

La vérité est souvent opposée à la fausseté. Cependant, dans la réalité complexe du vécu, vérité et mensonge se mélangent, une vérité non-dite pouvant parfois « protéger » l'individu. La préservation d'une sphère privée et « secrète », qui ne soit pas immédiatement visible, semble d'ailleurs une nécessité pour l'être humain. Comme le dit Virginia Woolf, chaque individu semble avoir besoin « d'une chambre à soi ». Mais comment concilier cette nécessité du secret avec le besoin, lui aussi nécessaire, d'établir des relations intimes avec les autres ? Probablement, il faudrait toujours distinguer entre la vérité qui s'oppose directement au mensonge et la vérité-transparence, qui s'oppose, en revanche, à l'intimité. En ce sens, ne pas mentir ne semble pas impliquer qu'on doive toujours tout dire, tout montrer, tout voir. Vouloir s'opposer toujours et a priori au secret au nom d'une vérité idéalisée cache d'ailleurs une confusion fondamentale entre le besoin légitime que chaque individu éprouve de savoir que les autres ne lui mentent pas, et le fantasme de tout savoir qui, engendrant le mythe de la transparence absolue, cache en réalité un fantasme de toute-puissance et de maîtrise absolue, à la fois sur sa propre vie et sur la vie d'autrui.

Le secret peut parfois être nécessaire au maintien de l'équilibre psychique d'un individu, et servir ainsi de ciment à l'identité du sujet. Comme le montre la psychanalyse, ce n'est qu'en commençant à se rendre compte qu'il y a des choses qui le concernent personnellement et que les autres ne connaissent pas, des secrets, qu'un enfant peut accéder à son autonomie et à son indépendance : il devient un adulte, lorsqu'il se rend compte que ses parents ne sont pas tout-puissants. En même temps, si la vérité devient inaccessible au sujet lui-même, le secret peut empoisonner complètement sa vie. D'où l'importance, parfois, d'un travail de remémoration afin qu'un individu souffrant puisse, comme le dit Freud, se réconcilier avec lui-même et établir un rapport véridique avec son passé. C'est justement le cas de Cynthia, l'héroïne du film de Mike Leigh, Secrets et mensonges , analysé par Beatrice Magni. L'auteur de l'article nous montre l'importance du fait de « libérer la parole », lorsque les secrets et les mensonges rendent la vie familiale extrêmement pénible. Dans le film, Hortense, jeune anglaise d'origine africaine, perd ses parents adoptifs et part en quête de ses origines. Elle retrouve ainsi les traces de sa mère, Cynthia, qui, au début, craint la rencontre. De fait, plus jeune, Cynthia est tombée dans la prostitution ; par la suite, elle a caché cet épisode à sa famille, mentant par culpabilité et honte. Vingt ans plus tard, le silence qu'elle garde vis-à-vis des siens sur cette période s'est métamorphosé : de mensonge délibéré, il a fini par devenir pour elle un véritable secret psychique qui l'empêche de vivre heureusement, et dont elle arrive à se libérer uniquement grâce à l'arrivée de sa fille.
Différente est l'analyse du secret que nous donne Sandra Laugier. Pour elle, le secret n'existe pas en tant que « réalité en soi », car, d'une certaine façon, « rien n'est caché » au sujet. Non pas que tout soit extérieur, mais parce que les seuls secrets sont ceux que nous ne voulons pas entendre. En suivant les analyses philosophiques de Wittgenstein, Sandra Laugier cherche ainsi à montrer qu'il n'y a pas de secret à découvrir, et que l'idée même de secret masque une inadéquation de la parole, une absence de contrôle sur le discours, un balbutiement qui conduit à la peur de l'expression dont le secret est la « manifestation » la plus commune.

Quand on s'interroge sur le rôle que le secret joue dans la relation à l'autre, la perspective d'analyse change, surtout lorsqu'un secret porte sur quelque chose de fondamental pour autrui, quelque chose qui le concerne directement. Le détenteur d'un secret peut avoir toute une série de « bonnes raisons » pour garder un secret. En même temps, comme le montre Patrick Pharo, le fait de garder un secret, donne toujours au détenteur de la vérité un pouvoir sur l'autre. De ce point de vue, cacher la vérité est en général nuisible à autrui, même là où la justification qu'on donne à cette attitude, et donc à l'omission de la vérité, est celle d'éviter une souffrance « majeure » ou d'autres conséquences préjudiciables. Ne pas dire la vérité signifie, en effet, priver autrui de la possibilité d'évaluer la situation dans laquelle il se trouve et de prendre, par la suite, une bonne décision le concernant.

Apparemment différent est le cas du secret d'État, sa fonction pouvant être la protection de la société par rapport aux ennemis extérieurs. L'arme secrète, la botte secrète, l'argent secret tirent leur pouvoir de ce qu'ils ne sont pas connus de l'ennemi. Le secret d'un projet, d'une entreprise, la police secrète, on pourrait multiplier les exemples qui montrent la fonction de pouvoir du secret. Et cela non seulement dans les régimes totalitaires, mais aussi en démocratie. La démocratie athénienne, par exemple, loin d'exclure le secret, l'intègre tant dans l'éducation à la citoyenneté que dans le fonctionnement des institutions politiques à proprement parler. Comme le montre dans son article Carine Doganis, le secret, le mystère, le sacré font partie intégrante du paysage politique athénien.

D'où toute une série d'analyses du secret dans la pensée politique. Pour Machiavel, par exemple, l'usage du secret comme instrument de gouvernement est à la fois indispensable et limité. Dans son article, Cristina Ion montre comment, pour le philosophe italien, il ne suffit pas de maintenir le peuple dans l'erreur ou dans l'ignorance des mécanismes du pouvoir pour le gouverner. Certes, le prince de Machiavel fait usage du secret. De fait, le secret est surtout lié à la confidentialité et à la soudaineté de l'action, qui assurent le succès des conjurations. Mais c'est surtout à travers l'appel à une imagination commune que le prince de Machiavel doit pallier l'impossibilité avérée de la perfection en politique. Pour l'utilitariste Bentham, en revanche, le secret servirait à empêcher les souffrances inutiles, voire, dans certains cas, à garantir, mieux que ne le ferait la pleine lumière, un plus grand bonheur pour le plus grand nombre. En même temps, comme le montre Jean-Pierre Cléro, le secret et la transparence se prennent constamment ensemble, en un jeu mobile, sans pouvoir être isolés l'un de l'autre. L'article d'Otto Pfersmann, enfin, vise à montrer comment la fondation de l'État moderne est impossible sans le recours au secret, à moins de méconnaître la nature des hommes. Pour le juriste, la théorie de l'Etat démocratique libéral réclame un minimum de secret concernant certaines actions pour lesquelles personne ne devrait être contraint de rendre compte, et considère la garantie de ces permissions comme un élément constitutif de la liberté des modernes.

Le dossier comprend également une analyse du secret médical. Alors que, dans le champ politique et religieux, le secret est généralement envisagé sous l'angle de sa fonction sociale, dans le champ médical, le secret est envisagé comme silence du médecin sur ce qui concerne le malade. Le secret est également valorisé en tant que clé du rapport de confiance qui doit exister entre médecin et malade, et qui fonde le « secret médical » ou le « secret professionnel ». Cependant, le secret n'est pas que dissimulation aux autres de l'état du patient. Il peut être aussi dissimulation au patient de son propre état. Il n'est donc pas seulement confidentialité et discrétion au bénéfice du malade, il est aussi, comme le mensonge, soustraction de la vérité au malade. Et c'est justement dans ce cas que, comme le souligne Sylvie Fainzang, le secret médical lui-même peut devenir une forme d'exercice de pouvoir.

« Si la réalité est opaque, écrit Carlo Ginzburg, des zones privilégiées existent -- traces, indices -- qui permettent de la déchiffrer » 4. Ce que l'homme rencontre dans le monde n'est pas uniquement la lumière et la possibilité d'une connaissance, mais aussi, et peut-être avant tout, l'opacité : un mélange de clarté et d'obscurité, de présence et d'absence qui nous renvoie à la finitude intrinsèque de la condition humaine.
Le secret n'est pas, en soi, bon ou mauvais . C'est la vie de chacun qui s'organise toujours autour d'une opacité structurelle. Dans la recherche de la vérité, on se trouve souvent confronté à des traces à déchiffrer, à des secrets à ne pas dévoiler, à des réalités douloureuses à accepter. En même temps, un secret que quelqu'un détient et qui nous concerne peut lui permettre d'exercer un pouvoir sur nous, en nous infantilisant et en nous empêchant de devenir pleinement acteurs de notre vie. En fait, ce qui compte le plus pour les êtres humains n'est pas la possibilité ou l'impossibilité de dévoiler tout secret, mais la possibilité ou l'impossibilité d'accéder au statut de sujet. Si le tout dire peut empêcher l'individu de construire un vide qui puisse laisser advenir la liberté d'une parole réservée, cacher une vérité importante pour autrui signifie renfermer autrui lui-même dans une cage, une prison qui empêche l'individu de décider de façon autonome de sa vie.



(1) E. Kant, Métaphysique des moeurs, Doctrine de la vertu, I, deuxième partie, sec. II, § 47, Paris, Vrin, 1985, p. 150.
(2) Ibid., p. 107.
(3) E. Kant, Théorie et pratique, Sur un prétendu droit de mentir par humanité (1797), Paris, Vrin, 1988, p. 68.
(4) C. Ginzburg, Mythes, emblèmes, traces , Flammarion, 1989, p. 177.