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  Grands articles inédits : Emmanuel Levinas  
 

Présentation

Joëlle Hansel


Le texte qu'on va lire, script d'une interview donnée à la télévision néerlandaise est remarquable à plus d'un titre.
Par son style, d'abord. Levinas auteur difficile, ou du moins prétendu tel, s'y exprime dans le langage le plus simple qui soit. Texte sans le moindre effet rhétorique et d'une extrême précision, où chaque phrase, presque chaque mot, rassemble et conclut un ensemble étendu de recherches philosophiques. Il faut prêter attention à la façon dont, chaque fois,   Levinas approfondit, nuance ou refuse, la suggestion contenue dans la question qui lui est posée.
En second lieu, Levinas s'y montre « en personne », vivant, vibrant, évoquant ses sentiments personnels et les drames historiques traversés dont il n'hésite pas à énoncer leur connexion avec le développement de sa pensée. En même temps, refus du pessimisme, refus de prendre ses distances avec « la civilisation occidentale », message d'espoir avec « l'affirmation d'une bonté initiale de la nature humaine », nature humaine dont il nous dit, sans craindre le paradoxe, qu'elle est « rupture de l'ordre de la nature ».
Mais le trait le plus saillant de ce texte est son contenu philosophique : rencontre avec Levinas et rien que Levinas. Husserl, Hegel et Heidegger, ces figures emblématiques avec lesquelles Levinas n'a cessé de s'expliquer, ont disparu de la scène. Aucun nom de philosophe n'est prononcé. Vraiment aucun ? Erreur,   un et un seul, Spinoza ! Comme si, au terme de son itinéraire, Levinas voulait désigner le plus irréductible de ses adversaires : avec le visage d'autrui, avec la responsabilité pour autrui, est rompu l'ordre qui consiste pour l'être à persévérer dans son être, « acte suprême de Dieu » selon Spinoza. S'il n'était incongru d'accoler les mots testament et philosophie, je dirais que là est le testament philosophique de Levinas. Incongru, assurément, mais quel testament !


L'asymétrie du visage

Interview d'Emmanuel Levinas par France Guwy

pour la télévision néerlandaise (1986)

Emmanuel Levinas : Je suis responsable d'autrui, je réponds d'autrui. Le thème principal, ma définition fondamentale, c'est que l'autre homme, qui de prime abord, fait partie d'un ensemble qui somme toute m'est donné comme les autres objets, comme l'ensemble du monde, comme le spectacle du monde, l'autre homme perce d'une certaine manière cet ensemble précisément par son apparition comme visage. Le visage n'est pas simplement une forme plastique, mais est aussitôt un engagement pour moi, un appel à moi, un ordre pour moi de me trouver à son service. Pas seulement de ce visage, mais de l'autre personne qui dans ce visage m'apparaît à la fois dans sa nudité, sans moyens, sans rien qui la protège, dans son dénuement, et en même temps comme le lieu où on me commande. Cette manière de commander, c'est ce que j'appelle la parole de Dieu dans le visage.

(...)

Nb : la totalité de cet article est disponible dans la version papier de Cités.