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  Editorial  
 

S'évader

Yves Charles Zarka


Pour illustrer sa propre démarche qui entend prendre au sérieux l'Altérité de l'autre homme et lui donner droit de cité en philosophie, Levinas oppose parfois les figures d'Ulysse et d'Abraham. « Au mythe d'Ulysse retournant à Ithaque, nous voudrions opposer l'histoire d'Abraham quittant à jamais sa patrie pour une terre encore inconnue et interdisant à son serviteur de ramener même son fils à ce point de départ »1. Choisir Abraham plutôt qu'Ulysse, le départ sans retour, l'arrachement aux racines et au lieu, plutôt que les aventures du retour chez soi, à demeure, en somme les péripéties de l'autochtonie, cela a deux significations majeures.

Par la première, il s'agit de souligner que la philosophie depuis sa naissance en Grèce a occulté la question de l'Altérité de l'extériorité véritable, c'est-à-dire la sortie de soi, de l'identité ou du même dans la rencontre de l'Autre, qui est d'abord et par excellence non pas une entité métaphysique abstraite, mais prosaïquement et concrètement l'autre homme. L'Autre avec un grand A pour marquer qu'il ne s'agit pas d'une altérité réduite, ramenée en sous main au moi, à l'identité du même. L'Occident, en tout cas l'Occident philosophique, a oublié l'altérité de l'autre, altérité en laquelle se joue l'Éthique même. En revanche, l'altérité a été au coeur de l'histoire et de la pensée bibliques dont le centre est éthique. Pourquoi la philosophie a-t-elle oublié l'autre ? Parce qu'elle s'est voulue comme pensée de la totalité, c'est-à-dire du retour de l'altérité comme négativité dans l'identité, que celle-ci soit pensée en termes subjectifs ou objectifs : identité du moi ou identité neutre de l'être. En somme la philosophie depuis Platon, et même avant lui, se serait engagée dans la voie de l'ontologie, la pensée de l'être, sans voir que ce privilège de l'ontologie se payait d'un prix fort, non pas l'ignorance, bien sûr, mais ce qui est peut-être pire, la subordination de l'éthique, c'est-à-dire la réduction de la rencontre de l'autre, l'impossibilité d'une sortie de soi, la perte de la transcendance, de l'infini. En revanche, la Bible et les interprétations rabbiniques dont elle a fait l'objet ont pour noeud l'altérité et la transcendance. Par un certain côté, Levinas appelle donc la philosophie à aller voir ce qui se passe ailleurs que chez elle, dans une histoire plus ancienne qu'elle, mais qui a aussi accompagné la sienne, sans qu'elle se rende vraiment compte de son message. Parmi d'autres, voici comment Levinas décrit l'esquive philosophique de l'Altérité : « La philosophie occidentale coïncide avec le dévoilement de l'Autre où l'Autre, en se manifestant comme être, perd son altérité. La philosophie est atteinte, depuis son enfance, d'une horreur de l'Autre qui demeure Autre, d'une insurmontable allergie. C'est pour cela qu'elle est essentiellement une philosophie de l'être, que la compréhension de l'être est son dernier mot et la structure fondamentale de l'homme. C'est pour cela qu'elle devient philosophie de l'immanence et de l'autonomie, ou athéisme. »2 Perte de l'altérité dans le mouvement même par lequel elle prétend la penser, horreur et allergie de l'Autre, pensée de l'homme à partir de l'être et de la compréhension de l'être, immanence, autonomie, athéisme : tels sont à la fois le langage et les catégories de la philosophie, telle est aussi la logique de l'identité dans laquelle elle reste prisonnière.
La seconde signification du choix d'Abraham, c'est l'exigence de sortir de l'autochtonie. Il faut aller vers l'étranger, à l'étranger, découvrir l'étranger en sortant de soi-même. Or ce thème de l'arrachement au sol, de la nécessité de s'arracher au même, à la totalité et à la problématique de l'être, Levinas l'a rencontré dès ses premiers écrits, avant même l'épreuve de la guerre, la barbarie nazie, la Shoah, dont on sait qu'elle a marqué de manière indélébile non seulement l'historie personnelle, mais également toute sa pensée, après son retour de captivité. En 1935, il donne à cette exigence de sortie le nom d'Évasion : « Ainsi l'évasion est-elle le besoin de sortir de soi-même, c'est-à-dire de briser l'enchaînement radical, le plus irrémissible, le fait que le moi est soi-même. »3 On s'en doute, l'Évasion n'a rien d'une escapade touristique ou d'un dépaysement littéraire, elle a un sens et un enjeu internes à la philosophie : la philosophie pourra-t-elle s'échapper à l'emprise de l'être, s'arracher à l'être pour attester que celui-ci n'est pas l'horizon ultime de ses interrogations ? Ici il ne s'agit pas de rappeler à la philosophie une tradition qui n'est pas la sienne et qu'elle gagnerait à connaître, mais de trouver en elle les ressources qui lui permettraient d'échapper à la pensée de l'identité : « Par là le besoin de l'Évasion - plein d'espoirs chimériques ou non peu importe - nous conduit au coeur de la philosophie. Il permet de renouveler l'antique problème de l'être en tant qu'être. Quelle est la structure de cet être pur ? A-t-il l'universalité qu'Aristote lui a conférée ? Est-il le fond et la limite de nos préoccupations comme le prétendent certains philosophes modernes ? N'est-il pas au contraire rien que la marque d'une certaine civilisation, installée dans le fait accompli de l'être et incapable d'en sortir ? Et dans ces conditions, l' excendance est-elle possible et comment s'accomplit-elle ? Quel est l'idéal de bonheur et de dignité humaine qu'elle promet ? »4 Ce texte indique un chemin, une direction qui annonce l'oeuvre à venir. La notion d' excendance sera par exemple reprise dans l'avant-propos de De l'existence à l'existant (1947) en lieu et place de la transcendance, pour marquer le mouvement d'une existant vers le bien au-delà de l'être : « La relation à Autrui, comme mouvement vers le Bien. La formule platonicienne plaçant le Bien au-delà de l'être est l'indication la plus générale et la plus vide qui les guide. Elle signifie que le mouvement qui conduit un existant vers le Bien n'est pas une transcendance par laquelle l'existant s'élève à une existence supérieure, mais une sortie de l'être et des catégories qui le décrivent : une ex-cendance. »5 Bien sûr, la pensée de Levinas comporte désormais des concepts qui ne figuraient pas dans De l'Évasion  : l' epekeina , le Bien au-delà de l'être, le rôle de la tradition platonicienne, l'altérité, etc., mais ceux-ci prolongent le cheminement initié par le texte de 1935. Les autres oeuvres majeures accompliront le mouvement qui va de l'au-delà de l'être à l'autrement qu'être qui n'est pas un être autrement, ni un simple supplément, même d'une éminence supérieure, mais une contestation, une subversion du règne et de la domination de l'être sur la pensée.

Cette subversion de l'être consistera pour l'essentiel à faire de l'Éthique la philosophie première. La question alors ne sera plus qu'est-ce que l'être ? , mais quel est le sens de l'être ? , être de quel droit ? , au nom de quelle légitimité ? C'est dire qu'il sera question désormais de la justice de l'être  : « Avoir à répondre de son droit à être, non par référence à l'abstraction de quelque loi anonyme, de quelque entité juridique, mais dans la crainte pour autrui. Mon être-au-monde ou ma "place au soleil", mon chez moi, n'ont-ils pas été usurpation des lieux qui sont à l'autre homme déjà par moi opprimé et affamé, expulsé dans un tiers monde : un repousser, un exiler, un dépouiller, un tuer. Ma place au soleil - disait Pascal - le commencement et l'image de l'usurpation de toute la terre. »6 Avec ce déplacement, ce sont les questions du visage, de la responsabilité pour autrui, de la Hauteur et de la trace qui deviennent majeures. Signe encore de ce déplacement : « Question par excellence ou la question de la philosophie. Non pas : pourquoi l'être plutôt que rien, mais comment l'être se justifie. »7

Mais si la question de la justification de l'être est éthique et non politique, si elle ne peut trouver de réponse juridique, on ne peut pas ne pas voir les implications politiques de la subversion de l'être par l'autrement qu'être. Mieux, la remise en question de l'ontologie a toujours déjà été en même temps une réponse politique. C'est que l'être n'a pas régné uniquement sur la pensée, sa domination s'est étendue sur les personnes. Il y a des phrases terribles de Levinas sur la neutralité de l'être, l' il y a  : « Cette "consumation" impersonnelle, anonyme, mais inextinguible de l'être, celle qui murmure au fond du néant lui-même, nous la fixons par le terme d' il y a . L' il y a , dans son refus de prendre une forme personnelle, est l'être en général. »8 On trouve aussi des formules terribles, dont Levinas a le secret, pour dire la terreur qui accompagne l'empire de l'être anonyme qui menace, instrumentalise, se joue des existants. Voici un exemple qui fait froid dans le dos : « Le frôlement de l' il y a , c'est l'horreur. Nous avons déjà marqué son insinuation dans la nuit, comme une menace indéterminée dans l'espace lui-même dégagé de sa fonction de réceptable d'objet, d'accès aux êtres. Il faut y insister. »9 Comme on le sait, Levinas n'a jamais été tendre avec le principal penseur contemporain de l'être et son engagement dans le nazisme : « Vous le savez quand je rends hommage à Heidegger, cela me coûte toujours : non pas à cause de sa génialité incontestable, vous le savez aussi. »10
Comme l'a remarqué Stéphane Mosès11, la préface de Totalité et infini est un traité de philosophie politique sur la guerre dans ce qu'elle a de plus réaliste et de plus irréductible : « la guerre permanente », « l'état de guerre suspend la morale », « l'être se révèle comme guerre », « la paix des empires sortis de la guerre repose sur la guerre. » Mais aussi de la paix, d'une eschatologie de la paix qui n'est pas indéfiniment reportée, purement utopique, mais exige le primat de l'éthique de la responsabilité pour autrui.

Un dernier mot pour conclure. L'éthique de Levinas qui remonte jusqu'aux fondements de l'indifférence, de la domination, de l'usurpation pour les remettre en cause et les subvertir n'est-elle pas une pensée de la libération des esclaves ? L'esclavage est-il autre chose que l'Autre réduit au même sous les figures extrêmes de la domination, de l'aliénation, de l'humiliation et de la mort ? C'est alors moins à Abraham qu'à la sortie d'Égypte qu'il faut faire référence : la libération des Hébreux de l'esclavage devenue le symbole de la libération des esclaves. Il semble que même cela puisse faire aujourd'hui l'objet d'oubli ou d'occultation. Mais c'est une autre histoire.


(1) « La trace de l'Autre » (1963), in En découvrant l'existence avec Husserl et Heidegger, Paris, Vrin, 2001, p. 267.
(2) Ibid ., p. 263.
(3) De l'évasion (1935), Paris, Le Livre de poche, 1982, p. 98.
(4) Ibid ., p. 99.
(5) De l'existence à l'existant (1947), Avant-propos, Paris, Vrin, 1978.
(6) Éthique comme philosophie première (1982), Paris, Rivages, 1982, p. 93.  
(7) Ibid ., p. 109.
(8) De l'existence à l'existant , op. cit. , p. 94.
(9) Ibid ., p. 98.
(10) De Dieu qui vient à l'idée , Paris, Vrin, 1982, p. 146.
(11) Au-delà de la guerre , Paris, Éd. de l'Éclat, 2005.