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Présentation
Guy Petitdemange
Comme le font voir toutes les études ici présentées, il serait indécent de prétendre faire tenir en un mot la pensée de Levinas, même dans l'intention bonne d'en dire enfin l'actualité. Pensée sans principe intemporel qui la conduirait dans son retrait - car le commencement est 'anarchie' - , pensée sans dernier mot puisqu'on finit toujours par devoir revenir au premier, le 'me voici', le mieux peut-être qu'on puisse dire de cette philosophie est qu'elle est signature, titre du texte court, autobiographique, qui clôt Difficile liberté. Il n'y aurait donc aucun sens à vouloir récapituler ou totaliser ce qui justement échappe à la prise et lance sans cesse vers un 'penser plus', dans « l'emphase de l'ouverture au pour l'autre de la responsabilité ». Levinas ne s'est pas insinué dans notre pensée d'aujourd'hui - et le chemin fut long et lent le voyage - par un système d'affirmations et de négations, par une sorte d'allure habituelle du discours qui le rendrait d'emblée familier. Le maître-mot chez lui serait peut-être celui, presque choquant, d'équivoque, « l'étrange et mystérieuse ambiguïté ». L'équivoque ne signifie pas ici inconsistance, plutôt l'hésitation constante venue de la présence de l'autre dans le même, de qui exorbite, de ce qui fait irruption, de ce qui dérange tout ordre, sans épargner la nécessité de revenir toujours à soi et aux mots, de répondre de soi. Le sujet n'est pas cogito, mais, plus originairement, 'me voici'. Parce qu'au commencement il y a le visage de tout autrui, qui tout à la fois excède toute représentation comme un surplus et est une défaillance de toute phénoménalité, une absence. Par là Levinas fait faire une sorte de tournement, de torsion, de conversion inachevable ; le moi n'est plus aux commendes ; il est pris dans une intrigue. Il ne peut assister du dehors à l'événement de la venue, il ne peut se perdre dans son immanence qui en serait l'accueil et l'absorption. Cette situation initiale n'est pas une position de force, c'est au contraire une ' faiblesse', une sorte de patho-logie, une passivité qui entame.
Depuis les années 30, cette pensée s'est construite laborieusement, silencieusement, à l'école de Husserl et de Heidegger principalement ; il est impossible d'oublier la rigueur phénoménologique de Levinas, l'extraordinaire attention à ce qui apparaît et à ce qui échappe à l'apparaître, n'y laissant que traces énigmatiques. En même temps il saute aux yeux que toute la tradition philosophique est constamment en travail dans cette oeuvre, selon une marque très caractéristique ; il ne s'agit jamais de pur exercice d'école ou d'académisme, si grande que soit l'estime toujours témoignée de l'université, de la pratique du savoir, de l'étude, de sa puissance cathartique irremplaçable. L'éloge de l'intelligence est chez Levinas égal à la nécessité réaffirmée de la critique du savoir. La philosophie devient ainsi la prise en charge de tout ce qui s'écrit, se dit, agit, de l'existence dans son déploiement à tous les registres.
Levinas a de moins en moins séparé sa réflexion de l'histoire et de l'histoire contemporaine. Le communisme l'avait frappé dès l'enfance. Le nazisme dont il pressentit très tôt l'essence, n'a cessé de hanter sa pensée : non pas comme une exception dans l'histoire, mais comme une possibilité intrinsèque de l'humain, monstrueuse certes, mais jamais à exclure, possibilité catastrophique puisqu'elle conduit à la destruction et de l'autre et de soi, à l'anéantissement dans cet abîme qu'est la guerre, premier attribut de l'être chez Levinas. Peu disert sur l'histoire au jour le jour, Levinas ne perd jamais de vue que le temps qui n'est pas que synchronie est aussi histoire, c'est-à-dire la confrontation de toujours à toujours entre la guerre et la paix.
Face au déferlement de ce qui détruit nous ne sommes pas , nous n'avons jamais été sans défense, sans moyens de résistance, sans mouvement à contre-courant. A côté de la tradition philosophique toujours honorée, pour sa volonté de lucidité et de partage sans dissimulation, Levinas reconnaît leur place aux traditions, singulièrement le judaïsme et le christianisme. Juif lui-même, penseur juif, lecteur et acteur d'une tradition continuée, Levinas cependant ne semble être otage de personne - sinon de tout autrui - ; il est héritier sourcilleux mais libre.
Il n'y a pas de dogme ou d'autorité qui l'enferment. Il n'y a que des lettres qui inspirent, confirmant, incurvant, déroutant, réorientant ce qu'il trouve du côté de la raison. La tradition agit comme une mémoire ouverte, qu'il s'agisse du Talmud ou de Kierkegaard par l'idée de l'infini qui l'anime, dans son ambiguïté même. La tradition convoie de l'obscur ; elle n'est pas lumière totale, mais c'est ainsi, par cette part d'ombre qu'elle est en quelque sorte 'vraie lumière'. Rien de moins fondamentaliste que cette pensée, pas plus qu'il n'y a de discours philosophique qui dirait la totalité. L'idée d'infini déjoue et déroute.
L'éthique chez Levinas est dire 'philosophie première', non pas l'ontologie. L'extériorité qui vient dans le visage de l'autre déborde le champ de l'être qui se suffirait à soi, qui par nature s'amplifie et gagne et par là est violence, violence en quelque sorte intrinsèque, partout à l'oeuvre, inévitablement. Comment penser autrement que selon cette pensée de l'être ? Comment sortir de l'enferment qui sature et qui rature toute altérité ? Comment s'évader, sortir d'un moi qui suffoque et se complaît en lui-même, dans la jouissance et aussi la méchanceté ? Par quel moyen, qui ne serait pas un moyen, un instrument, une ruse supplémentaire, parvenir à sortir du cercle du moi ? L'évasion ici n'est pas une fuite, mais un ' autre guise' de vivre la relation à autrui, au temps, au monde. Pour Levinas il n'y a qu'une issue, la reconnaissance de la précellence d'autre, de sa précédence, qui s'annonce dans le dénuement du visage, tout à la fois exposition et vide désertique, autre que l'être, non conquérable, 'phénomène' absolument sans équivalent qui sépare pour toujours le même et l'autre et ouvre à l'infini, à l'eschatologie de la paix.
On se trompe du tout au tout à voir chez Levinas une homilétique savante et déguisée o une apologétique de la charité, selon laquelle l'essentiel consisterait à donner à partir de soi. Peut-être est-ce cela aussi, mais à partir d'un sujet d'abord ' vulnérable', à partir d'une inconsolable tristesse en soi-même qui souvent s'ignore. La réponse à autrui, face à lui n'est pas un autre pouvoir du sujet.
Il restera toujours étonnant de constater combien dans cette description de l'humain Levinas s'est gardé de toute naïveté, non par maîtrise, mais parce que la matière le requiert. Tranchante, incisive, tortueuse, difficile, l'oeuvre blesse, mais aussi elle donne un air de liberté dans un monde dominé par 'le souci de soi'. Le souci de l'autre est d'une autre nature, inclut le souci de soi, à partir d'une loi venue d'ailleurs.
Ce dossier très ouvert et riche ne donne sans doute qu'un aperçu d'une pensée dont la lucidité est sans concession et exclut tout ' bon sentiment'. Le 'pour l'autre' exige la plus grande rigueur et la qualité de l'écriture, signature, trace, signe donné par celui qui devant l'autre est moi et moi 'sans identité', lui-même autre sans cesse.
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