Sommaire général
 
  Débat : La mémoire de l'esclavage et ses dérives  
 

Présentation

L'esclavage colonial :

« un passé qui ne passe pas » ?

Silyane Larcher


L'esclavage colonial occupe une place récente dans les médias français. Soumis aux récupérations et manipulations médiatiques des uns ou des autres, souvent non spécialistes, il fait généralement l'objet sur les plateaux de télévision, dans la presse, de simplifications maladroites, d'amalgames fâcheux, traduisant finalement l'ampleur de l'ignorance et de l'indifférence incrustées au fil des années dans la société civile sur une période de l'histoire de la France de plus de trois siècles, pourtant fondatrice de l'Empire colonial français. L'on parle ainsi de « malaise des Noirs », de « question noire », l'on voit bien sûr se profiler le spectre du communautarisme et de l'anti-républicanisme, etc. Tout cela comme si l'esclavage colonial ne concernait en France que les seuls « Noirs », voire les seuls Antillais, Guyanais et Réunionnais. Tout cela comme si l'esclavage colonial n'avait pas occupé un statut particulier dans l'histoire coloniale de la France : dans les îles à sucre esclavagistes s'inventent les premières codifications juridico-politiques de la société coloniale (à sa façon, le Code Noir est l'ancêtre du Code l'indigénat1 !), à l'abolition de l'esclavage par Victor Schoelcher se met également en place un type de citoyenneté, inédite dans l'histoire de la citoyenneté jusqu'alors, accolant suffrage universel et droits politiques au maintient du statut colonial jusqu'en 1946 ; pis encore, l'abolitionnisme nourrit de façon paradoxale l'idéal colonial au principe de la formation de l'empire colonial moderne (dit encore « deuxième empire colonial »). Or de quoi s'agit-il exactement ?

Les dérives médiatiques (« l'affaire Dieudonné » en particulier...), les manipulations idéologiques de la mémoire de l'esclavage, son instrumentalisation recourant au pathos pour fonder les revendications de reconnaissance, voire l'accès à des droits spécifiques, se sont ainsi présentées comme des réponses au statut qu'a pris peu à peu l'histoire de l'esclavage en France non seulement dans l'opinion, mais aussi -et pour cause !- dans la transmission marginale dont elle fait l'objet dans les programmes scolaires : une histoire comme en dehors de l'histoire nationale, aux rives de l'histoire commune. Le sentiment d'exclusion nationale, les inégalités sociales et les discriminations raciales subies par des citoyens français dont les liens politiques et culturels avec la France s'enracinent dans ce passé d'esclavage, focalisent donc les frustrations sur le voile jeté depuis des décennies par les représentants de l'Etat sur l'histoire de ce que l'on appelait naguère « le grand dérangement », sacralisant du même coup la mémoire au détriment de la recherche de la connaissance historique, et faisant de la victimisation le dernier lieu d'investissement de la revendication identitaire.  
Par delà les demandes de reconnaissance et les errements de la mémoire, éminemment propices à former le terreau d'une compétition mémorielle violente entre minorités, sourd surtout l'urgente exigence politique à clarifier les termes du partage de la connaissance historique fondant l'identification collective de tous les citoyens à l'histoire d'une République, qui ne fut pas toujours républicaine, qui dissout non sans mal le système esclavagiste, et fut bel et bien un temps, aussi coloniale.

Ce sont ces enjeux, autour desquels se pose la question du vivre ensemble aujourd'hui, que se proposent de débattre, dans ce numéro de Cités, quelques uns des meilleurs spécialistes de l'histoire de l'esclavage colonial en France.

(1) Cf. Emmanuelle Saada, « Une nationalité par degré : civilité et citoyenneté en situation coloniale », in Patrick Weil, Stéphane Dufoix (sous la direction de), L'esclavage, la colonisation, et après... , Paris, PUF, 2005, pp. 193-226 ; pp. 197-198.