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De
l'incertitude dans la guerre
Yves Charles Zarka
« La guerre est un acte de violence destiné à contraindre
l’adversaire à exécuter notre volonté ».
Telle est la définition de la guerre donnée par Clausewitz 1
au début du XIXe siècle. Elle est toujours valide bien
que les conditions de la guerre aient changé. Des guerres modernes
aux guerres postmodernes, ce qui a changé, c’est en particulier :
la configuration géopolitique (redistribution des puissances), la
question des frontières (territoires et sécurité),
la multiplication des acteurs de guerre (l’Etat nation n’est
plus le seul acteur décisif), l’incertitude nouvelle qui affecte
la classification traditionnelle des sortes de guerre (guerres privées,
guerres publiques et guerres mixtes), l’effacement progressif de
la distinction entre les diverses formes de guerres (guerre internationale
et guerre civile) . Contrairement à ceux que croient que la
guerre est liée à l’existence de l’Etat nation
ou à la souveraineté politique, il faut rappeler que la
guerre existait avant l’Etat nation, lequel ne définit l’unité politique
que depuis l’époque moderne, et se perpétuera après
lui, bien que sous de nouvelles figures. Pour tâcher de repérer
les mutations contemporaines de la guerre, je vais revenir à la
définition de la guerre chez Clausewitz qui a l’avantage de
dégager les déterminations essentielles de la guerre, mais
aussi de lui assigner les caractéristiques particulières
de son époque, celles qui ont changé aujourd’hui.
Les déterminations essentielles de la guerre concernent la nature
de ses causes, de son but et de ses moyens. Ces trois déterminations
peuvent être dites conceptuelles, parce qu’elle sont pensées
indépendamment de tout contexte particulier. Elles permettent de
caractériser la guerre comme une conduite aux extrêmes.
Les causes de la guerre consistent moins dans l’objet convoité ou
revendiqué que dans le sujet : elles reviennent en effet à la
présence d’un sentiment d’hostilité et d’une
intention d’hostilité. Ces deux figures de l’hostilité ne
coïncident pas : si le sentiment de haine est inconcevable sans
intention hostile, l’inverse n’est pas vrai, il peut y avoir
des intentions hostiles auxquelles ne se mêle aucune animosité :
une guerre peut être causée par un calcul ou par intérêt
sans animosité prédominante. La guerre de calcul et d’intérêt
est plutôt le fait des peuples plus civilisés, mais elle ne
tient pas tant à la nature de la civilisation qu’à des
circonstances concomitantes. En clair, cela veut dire pour Clausewitz que « même
les nations les plus civilisées peuvent être emportées
par une haine féroce » 2. On ne saurait en effet réduire
la guerre à un acte purement rationnel de gouvernement des peuples
civilisés : la guerre est une violence, elle est donc nécessairement
liée à l’affectivité. Si elle n’y trouve
pas sa cause, elle peut réagir sur elle : « la
tendance à détruire l’ennemi, inhérente au concept
de la guerre, n’a nullement été entravée ou
refoulée par le progrès de la civilisation » 3.
C’est que la violence dans la guerre est portée aux extrêmes.
Elle vise la domination de l’ennemi ou sa destruction comme force
militaire et, comme cette tendance est réciproque, la modération
n’appartient pas au concept de guerre. La violence guerrière
est extrême.
Le but de la guerre est la soumission de l’ennemi à notre
volonté. Ce qui implique sa défaite ou sa destruction comme
puissance militaire susceptible de poursuivre ou de reprendre la guerre.
La soumission de l’ennemi à notre volonté implique
qu’il soit désarmé, c’est pourquoi son désarmement
est le but de la guerre : « tant que je n’ai pas
abattu l’adversaire, je peux craindre qu’il m’abatte » 4.
C’est en raison de cette action réciproque que la guerre est
essentiellement portée vers l’extrême.
Les moyens de la guerre consistent précisément dans le déploiement
de la force. Mais la dynamique de la guerre implique que l’usage
de la force aille également vers un usage extrême, vers un
usage illimité. Car s’il est vrai dans un premier temps qu’il
suffirait de proportionner ses moyens à la force de résistance
qu’il s’agit de briser, mais cette limite tombe, elle ne résiste
pas à l’action réciproque, à la compétition
des adversaires qui conduit elle aussi l’usage des moyens jusqu’à l’extrême.
Ainsi, si on la considère sur le plan conceptuel ou théorique,
indépendamment des contextes historiques ou géographiques
particuliers, toute guerre est portée par une dynamique interne
aux extrêmes. Ce qui veut dire aussi que toute guerre est violente,
cruelle, sanglante : il n’y a pas de guerre propre.
Cependant, lorsqu’on passe de la pure théorie aux contextes
où interviennent les données géographiques, historiques,
dynamiques, temporelles, on s’aperçoit qu’ils introduisent
des limites dans la guerre : « dès les préparatifs
de guerre, le monde réel a déjà pris la place du concept
et […] des mesures réelles ont remplacé les extrémités
hypothétiques » 5. Or un bon nombre des caractéristiques
de la guerre réelle font intervenir un contexte qui est celui de
la guerre moderne dont l’aspect principal est que les acteurs principaux
de la guerre sont les Etats nations. Il y a une gradation envisageable :
des guerres de haute tension où est engagée l’existence
de la nation, aux guerres de faible tension dont les objectifs sont limités.
Or la logique de la guerre entre nations implique une série de corrélations
et une série de distinctions qui deviennent précisément
incertaines dans les guerres postmodernes que nous connaissons aujourd’hui.
Il en va ainsi du territoire avec son espace et sa population comme définissant
la source de toute force militaire et le théâtre des opérations,
des frontières comme définissant la limite de la sécurité des
Ets. Il en va de même pour les distinctions entre guerre internationale
et guerre civile, entre population civile et soldats.
Ce sont ces corrélations et ces distinctions qui sont devenues incertaines
et qui ont introduit l’incertitude dans la guerre. Ce n’est
pas que la guerre aurait changé dans ses causes, son but ou ses
moyens (bien que ceux-ci deviennent de plus en plus sophistiqués),
mais les conditions réelles de la guerre ont fondamentalement changées
aujourd’hui. Tout d’abord, les Etats nations ne sont plus les
seuls acteurs de la guerre, il y a également des organisation transnationales
(mercenaires, groupent terroristes) qui n’ont ni les mêmes
préoccupations, ni les mêmes intentions que les Etats nations.
Ensuite, les frontières ne sauraient définir les limites
de sécurité des Etats. Le théâtre des opérations
s’est élargi à la dimension du monde. Le danger et
l’ennemi se sont d’une certaine manière déterritorialisés :
ils se trouvent potentiellement partout. Mais surtout les nouvelles figures
de la guerre produisent un effacement de plus en plus grand des discriminations
majeures comme celle qui oppose la guerre internationale et la guerre civile.
Dans leur définitions traditionnelles, la guerre internationale
intervient entre unités politiques distinctes et la guerre civile
intervient au sein de l’unité politique qui est ainsi remise
en cause. Or certaines guerres extérieures prennent aujourd’hui
la forme d’opération de police, de maintient de l’ordre
ou de rétablissement des torts (et cela ne concerne pas seulement
la politique des Etats-Unis). Cela veut dire que l’interne s’est
externalisé et inversement l’externe s’est internalisé.
On a là une incertitude que la notion de guerre civile internationale
exprime aujourd’hui. Autre exemple : l’intervention de
groupements transétatiques, en particulier les organisations terroristes
internationales, tend à rendre périmée la distinction
pourtant fondamentale entre le civil et le militaire ou le soldat. Dès
lors, la guerre ne vise pas seulement la maîtrise de l’ennemi
comme puissance militaire ou son désarmement, mais la destruction
de populations civiles comme telles, avec le lot de barbarie qui en résulte.
Les certitudes traditionnelles concernant la guerre vacillent. Il y a de
l’incertitude dans la guerre et la paix définit un horizon
de plus en plus utopique.
(1) De la guerre, Paris, Editions de Minuit, 1955.
(2) Ibid., p. 52.
(3) Ibid., p. 53.
(4) Ibid, p. 54.
(5) Ibid, p. 56.
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