Sommaire général
 
  Dossier : Guerres et menaces de guerres
Quel espoir de paix au XXIe siècle ?
 
 

Présentation

Agnès Lejbowicz


En ce début du XXIe siècle, l’intérêt grandissant pour la géopolitique résulterait-il de ce que tout citoyen devient de plus en plus cosmopolite ? D’une part, en effet, il est capable d’acquérir une connaissance directe des problèmes mondiaux grâce aux possibilités d’accès à presque toutes les régions du monde. D’autre part, sa sensibilité est constamment sollicitée par les  drames de la planète sur lesquels les différents médias savent focaliser l’attention et susciter une gamme élargie de sentiments : sympathie, compassion, colère, indignation, engagement, comme si ces épreuves étaient celles de son entourage immédiat.
Un nombre toujours croissant d’écrits nous informent à tout instant des derniers événements, nous proposent des aperçus sans cesse remis à jour, ainsi que des analyses plus ou moins approfondies et de type souvent interdisciplinaire. Ce phénomène rompt avec la production de la guerre froide, durant laquelle les idéologies avaient en quelque sorte figé les interprétations du monde en deux blocs. Leur disparition a laissé la place à des études plus diversifiées qui, bien que reflétant le lieu d’où elles s’énoncent et la nationalité de leurs auteurs, se laissent pénétrer par des influences multiples dont il n’est pas toujours facile de déceler l’origine et le cheminement.
La mondialisation des échanges s’intensifiant dans toutes les activités humaines, on se tourne vers la géopolitique, on l’interroge sur les événements politico-militaires complexes, hétéroclites et pourtant liés, on réclame la compréhension de ces intrigues nationales et internationales qui se recoupent sans cesse. Aussi passionnante qu’elle soit, la géopolitique reste une étude difficile, car les mots des uns ne sont pas les mots des autres. Selon le pays ou les sociétés, les peurs n’ont pas les mêmes contenus ; liberté, échange, sens de l’honneur, dignité humaine…, s’interprètent tout différemment. Sur un même territoire il est des mots qui deviennent explosifs, comme celui d’ivoirité en Côte d’Ivoire. Comprendre que la paix est moins lucrative que la guerre en certaines régions de la planète demande un réexamen de ces mots du politique qui gardent toujours un usage polémogène. Les pays touchés par le terrorisme ne se sentent pas nécessairement en guerre et pourtant leur gouvernement est pris pour cible à travers les attentats perpétrés contre la population civile. Plutôt que de s’en remettre aux usages codés des mots, inspirés par les jeux de pouvoir, l’analyse géopolitique oblige à leur trouver un sens à partir d’un retour radical à la description des situations et des actions effectives des différents protagonistes. Tout en nécessitant une approche culturelle des diverses zones de conflit, elle ne peut pas non plus se laisser bercer par des discours aux références culturalistes qui, se voulant impénétrables et imperméables à toute traduction ou équivalence, s’imposeraient entre les locuteurs comme des murs tombés du ciel pour décourager tout effort de compréhension et préserver une stratégie de puissance.
La guerre froide nous a déjà formés à cet exercice de décodage des mots qui ne gardent pas le même sens et prennent parfois une signification contraire, selon qu’ils sont utilisés par l’un ou l’autre camp, mais un tel usage du langage avait fini par être maîtrisé. De nos jours, les points de vue sur les événements se diversifient, les alliances politiques sont toujours plus nombreuses, nationales, régionales, transnationales, internationales et, donc, en même temps plus instables et plus complexes. Certes, on continue à faire des études géopolitiques Etat par Etat ou par région. Mais, finalement, les auteurs prennent en compte des frontières autres que celles de la seule géographie. Ces frontières passent non pas tant par celles des Etats que par celles des discours qui s’échangent, se forment et se transforment en fonction des espaces d’où ils s’expriment. Ainsi, tout en appartenant à une région du monde déterminée, les chercheurs, devenus quelque peu familiers des lieux de leurs études et rompus aux dialogues des cultures, peuvent nous éclairer sur l’ambivalence des politiques nationale et internationale (Chine), des projections d’avenir qui s’enracinent avec plus ou moins de force dans le passé (Etats-Unis, rôle de l’Europe dans le conflit du Moyen-Orient) ou qui cherchent à s’en détacher résolument (Afrique). L’intersubjectivité de ces représentations géopolitiques bouscule les frontières territoriales et donne à découvrir comment les histoires du monde se rencontrent et interfèrent.
Toutefois, ceux que préoccupent les questions de la géopolitique sont bien conscients des précautions à la fois intellectuelles et morales à prendre. En effet, quelle que soit la question, le risque est grand de mettre l’accent sur une configuration susceptible d’introduire un blocage supplémentaire dans des situations déjà extrêmement tendues. L’expression « chocs de civilisations » en est un exemple. Ne convient-il pas mieux de percevoir au contraire que la production intellectuelle concernant le monde arabo-musulman pousse jusqu’à son paroxysme cette désintégration du territoire en tant que repère géopolitique, comme si les familles de pensée étaient beaucoup plus fortes transnationalement que nationalement ou culturellement ?
Et si pour obtenir un point de vue plus global, plus universel de la géopolitique, on s’intéresse à la logique onusienne, on s’aperçoit bien vite qu’elle ne rejoint pas la position des Etats. L’ONU, par exemple, ne soutient pas l’option des pays du Sud quant à leur définition du terrorisme et elle se sent toujours en porte-à-faux avec ceux du Nord, quand, au lieu de résoudre les difficultés par des négociations – certes longues et pénibles – ils préfèrent recourir à la force des armes. La mise en place du droit international, son énoncé, sa ratification, son application, sont le reflet de tous les conflits internes et internationaux. L’élaboration de ce droit et sa mise en œuvre font surgir de véritables oppositions entre les Etats et suscitent aussi des condamnations internes de la part d’associations, chaque fois que les gouvernements ne respectent pas les règles de droit auxquelles ils ont officiellement souscrit.

La caractéristique essentielle des conflits actuels est la multiplication des foyers de guerres civiles. Nous mentionnerons deux causes majeures  : la première est d’ordre historique, la seconde d’ordre structurel.
Les guerres de décolonisation n’arrivant pas à trouver de véritables conclusions, et les séquelles laissées par la guerre froide persistant, ces deux sortes de belligérance de la fin du XXe siècle se conjuguent et se retrouvent dans ces conflits de type nouveau : guerres civiles à dimension internationale. Ainsi, la guerre en Afghanistan ou la guerre en Irak ne sont pas présentées comme des guerres contre l’Afghanistan ni contre l’Irak ; elles ne sont pas non plus présentées comme des guerres entre Etats, alors même qu’elles sont menées par une coalition de pays. Toutefois, si le but de cette coalition est de promouvoir des autorités politiques capables d’agir dans le cadre d’une constitution démocratique, sur le terrain, ce n’est rien moins qu’une guerre civile menée par des résistants ou des terroristes, avec son lot de massacres quotidiens, comme au temps des guerres de décolonisation et aussi de la guerre froide, quand la rivalité entre les deux superpuissances les conduisait à fomenter des troubles afin d’infléchir à leur profit la direction politique de tous les Etats de la planète.
Les guerres civiles actuelles sont appelées conflits de basse intensité. Or, nous devons cette appellation à la doctrine militaire américaine durant la guerre froide. Les low intensity conflicts, LIC, devaient être distingués de la guerre de grande intensité, à savoir de l’affrontement nucléaire avec l’URSS. Le déploiement des forces conventionnelles au Vietnam fut considéré comme une erreur. Comment, alors, conduire avec succès des opérations dans le tiers-monde ? Poursuivant des objectifs divers, stratégiques ou économiques, sans qu’il y ait officiellement déclaration de guerre, les Américains ont mené des conflits limités géographiquement, par l’intermédiaire de petites unités spécialisées mobiles, car les foyers se révélaient nombreux et discontinus 1. Cette forme de guerre, vite assimilée par des warlords autochtones, fait voler en éclat les institutions de ces Etats. Plus lucratifs que l’économie de paix pour ceux qui les mènent que pour les populations qui les subissent, ces conflits s’étendent sur des décennies, malgré les efforts de la communauté internationale pour remettre sur pied des structures étatiques en complète déliquescence ou entièrement détruites.
C’est en Afrique que les conflits dits de basse intensité sont les plus nombreux et restent peu compréhensibles quant à leur violence et leur durée. Socio-économiste, chargé de nombreuses missions pour le compte de l’Etat suisse en Afrique, en Amérique latine et en Inde, H.-Ph. Cart fait porter son analyse sur la nature patrimoniale des régimes africains, qui au lieu d’inclure le maximum de population, la tenir unifiée et construire un espace public avec un Etat de droit, usent de mécanismes d’exclusion pour ne pas avoir à partager pouvoir et ressources. C’est leur mode de gouvernement qui les fragilise et les entraîne dans la guerre civile. Connaissant le processus de leur effondrement, sont-ils en mesure d’y remédier ? C’est la question qui taraude H.-Ph. Cart.
La deuxième cause est structurelle. Elle concerne la réforme de la politique de défense (un des thèmes abordés dans l’entretien avec le général Bachelet) et de l’industrie de l’armement. La professionnalisation de l’armée dans les pays avancés a comme résultat que nombre d’activités que suppose une guerre et qui étaient donc exercées jusqu’à présent par l’armée nationale, ne sont désormais plus assumées par des conscrits, mais par des entreprises privées. L’usage de la force et de la violence se privatise et se commercialise. Et il en va de même de la privatisation de l’industrie de l’armement, ce qui pose le problème de l’autonomie qu’un pays peut avoir face à des entreprises privées qui sont en concurrence sur le plan international et pour qui l’exportation est d’un intérêt capital afin de se maintenir sur le marché. Comment les Etats peuvent-ils maîtriser le marché des armes, alors même qu’il est soumis à la concurrence mondiale ?
Cette privatisation de l’usage des armes et de leur marché est une dimension qu’il ne faut pas minimiser dans l’étude du terrorisme, concept polémogène s’il en fut, que nous avons tenté d’éclairer à partir des prises de positions des délégations à l’Assemblée Générale des Nations-Unies en avril 2005. C’est en juriste internationaliste, que Thierry Garcia expose le problème juridique qu’implique ce nouveau type de mercenariat. Le droit l’interdit, mais dans la pratique les Etats en ont besoin. On repère bien deux questions inquiétantes touchant le statut de la personne privée en possession d’armes et celui des sociétés militaires privées : 1. La différence entre mercenaire et terroriste ne s’opère-t-elle qu’à partir de l’option géostratégique choisie ? 2. Ces sociétés militaires privées agissent-elles pour le compte d’un Etat ou se substituent-elles à l’Etat pour décider des hostilités à mener ? Et quand ces sociétés deviennent des multinationales, quelle est leur politique ?
Un des théâtres de conflits les plus anciens reste Israël-Palestine avec des violences subies et imposées quotidiennement. La force de l’analyse de Fania Oz-Salzberger est la mise en perspective historique de ce drame qui prend de court  les protagonistes, quoi qu’ils fassent, parce que la clé est ailleurs. Historienne de la pensée politique, elle cherche à décrypter le non-dit des politiques européennes et américaines, séquelles d’un passé qui ne passe pas et qui ne cesse de créer troubles et malaises dans la politique intérieure de ces mêmes Etats. Elle suggère avec finesse que ces derniers ne parviennent à se comprendre eux-mêmes, à édifier leur cohésion interne, qu’en faisant pour les autres des choix qui seraient insoutenables sur leur propre territoire. La guerre que se font Israéliens et Palestiniens, ils l’alimentent à leur corps défendant, elle sert même de justification à leurs prises de positions passées et présentes. Les pays occidentaux ne sont-ils pas antisémites en bloc, ayant la même détestation des Palestiniens et de tous les musulmans, comme de tous les Juifs ? C’est la question qui émerge en filigrane du texte de Fania Oz-Salzberger. Un travail de mémoire et d’histoire – au-delà du politique et des conflits de pouvoir - pourrait faire retrouver une proximité féconde en développements sécuritaires à la fois pour les Palestiniens et les Israéliens.
Bien que spécialiste de l’Inde et de l’Asie du Sud, Jackie Assayag cherche à analyser les tendances profondes et quasi permanentes de l’imaginaire des Etats-Unis qui ont guidé leur politique extérieure depuis l’origine et durant toute leur histoire et qui trouvent leur pleine expression au moment où ils sont à l’apogée de leur puissance. Ainsi, de nos jours, dans la traque, la croisade et la guerre sans fin contre le terrorisme, c’est encore et toujours un imaginaire hégémonique, impérial et colonial qui se dévoile. Dans ses analyses J. Assayag rejoint donc Pierre Hassner pour qui la politique extérieure américaine s’inscrit dans une tradition bien ancrée ayant les traits de l’exceptionnalisme, du manichéisme et de l’unilatéralisme 2.
Le seul pays qui se sait en passe de devenir la puissance mondiale capable de rivaliser avec les Etats-Unis, c’est la Chine. Depuis la fin de la guerre froide, les débats stratégiques ont largement porté sur leur éventuelle confrontation, la Chine se substituant à l’Union soviétique. Mais la différence est grande : la Chine se caractérise par un capitalisme autoritaire.  Concentrée sur son développement économique interne, elle affiche tous les signes distinctifs de la puissance souveraine de l’Etat, comme le montre Valérie Niquet, spécialiste des relations internationales et des questions stratégiques en Asie. De manière consciente et très pragmatique, la Chine se prépare à cette relève, en essayant de promouvoir une politique foncièrement différente de celle des Etats-Unis. Elle compte par exemple sur le multilatéralisme pour gagner du temps et  trouver appui et soutien auprès d’Etats plus respectueux du droit qu’elle. De fait, la communauté internationale dans son ensemble a intérêt que la Chine ne perde pas sa cohésion ni le contrôle sur sa population, et qu’elle puisse s’intégrer le plus harmonieusement possible dans le concert des nations.
Enfin, la géopolitique ne doit pas nous faire oublier le contexte international contemporain qui se veut de plus en plus juridique s’efforçant d’imposer des règles universelles que chaque Etat doit intérioriser, c’est-à-dire adopter dans sa constitution. La finalité de cette juridiction qui se cherche est que tous les Etats soient en mesure d’établir entre eux des relations pacifiques et, par voie de conséquence, que les relations gouvernants-gouvernés soient toujours plus respectueuses des droits de tous les individus sur leur territoire, qu’ils soient citoyens ou étrangers. Dans ce bras de fer que se livrent les Etats-Unis et l’ONU, on se demande jusqu’à quel point la culture de la paix propre à l’ONU est en mesure de l’emporter sur l’interventionnisme unilatéral des Etats-Unis qui souhaitent entraîner les pays de l’OTAN, et d’autres encore, en dehors de la zone du Traité et au mépris de certaines règles de procédure. Serge Sur analyse diverses situations auxquelles le Conseil de sécurité a été confronté.
Ce rapide tour d’horizon de quelques questions géopolitiques essentielles nous permet de conclure qu’il est inexact de parler d’âge post-étatique. Plus que jamais les individus ont besoin de se regrouper dans des structures politiques stables, grâce auxquelles ils peuvent démocratiquement prendre leur destin en main. Mais, si on ne peut parler d’âge post-étatique, en revanche il semble qu’on puisse parler d’âge post-souverainiste de l’Etat. Selon la doctrine classique le souverain n’admet aucune loi au-dessus de lui. L’âge post-souverainiste signifie que les Etats doivent accepter qu’une loi supérieure à eux les gouverne et règle à la fois leur indépendance et leur interdépendance. Cette loi introuvable est toujours à définir à travers les vicissitudes de l’histoire. Sans elle, en effet, il n’est plus possible de penser des solutions pour sortir des guerres civiles. Sans elle, tous les Etats de droit deviennent des zones de non-droit.

(1) ISC (Institut de stratégie comparée) La place du conflit de basse intensité dans le débat stratégique américain.
(2) Pierre Hassner, Etats-Unis : l’empire de la force ou la force de l’empire ?, Cahiers de Chaillot, n°54/2002