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  Editorial  
 

La question de l’humanisme

Yves Charles Zarka


La phénoménologie française est demeurée humaniste, dans ses principales figures du XXe siècle. C’est incontestablement sa grandeur. Sartre, Merleau-Ponty, Lévinas peuvent à certains égards être définis, au moins partiellement, par leurs tentatives singulières de repenser ou de refonder l’humanisme (1). S’ils subirent l’influence majeure de Heidegger, ils lui résistèrent aussi, chacun à sa manière, au point précis où il ne leur était plus possible de le suivre, quand il leur est apparu que, pour Heidegger, c’est l’Etre qui décide, qui aborde l’homme, le revendique et le destine à ce qu’il entend (2). Ils résistèrent donc au point précis où il s’aperçurent que l’homme, ramené au de l’Etre, était destitué comme sujet, être-pour-soi, ou soi pré-originairement responsable. La phénoménologie française ne s’est pas dissoute dans la fascination de l’Etre, au contraire elle a constamment cherché à s’en arracher. Le lien direct qu’elle a toujours gardé avec la pensée de Husserl, et au-delà de celle-ci, avec la pensée du cogito et de la liberté chez Descartes explique une part des sources de la résistance qu’elle a pu opposer à la vague déferlante de l’anti-humanisme dont Heidegger a fournit les bases philosophiques et dont les sciences humaines et sociales ont été les vecteurs décisifs dans la seconde partie du XXe siècle.
Voici la manière dont Lévinas, dans une de ses œuvres majeures, décrit la convergence de l’histoire, dans son caractère tragique, de la pensée et des sciences humaines et sociales vers l’anti-humanisme : « Les morts sans sépulture dans les guerres et les camps d’extermination accréditent l’idée d’une mort sans lendemain et rendent tragi-comique le souci de soi et illusoires la prétention de l’animal rationale à une place privilégiée dans le cosmos et la capacité de dominer et d’intégrer la totalité de l’être dans une conscience de soi. Mais la conscience de soi elle-même se désintègre. La psychanalyse atteste l’instabilité et le caractère fallacieux de la coïncidence de soi dans le cogito, qui devait pourtant arrêter les fourberies du malin génie et restituer à l’univers, devenu partout suspect, sa sécurité de naguère […] Dès lors le monde fondé sur le cogito apparaît humain, trop humain – au point de faire rechercher la vérité dans l’être, dans une objectivité en quelque façon superlative, pure de toute ‘idéologie’ sans traces humaines » (3). De quelle pertinence pourrait encore être crédité l’humanisme ? Quel sens y a-t-il à accorder une place privilégiée à l’homme ? Ne doit-on pas au contraire proclamer que l’homme est un concept incertain, périmé peut-être, une fiction en somme ? On comprend donc que se lancer dans l’entreprise de repenser l’humanisme, c’est engager une tâche ardue et relever un défi décisif. Il faut cependant entreprendre cette tâche et relever ce défi, non pas malgré le discrédit du concept d’homme, mais en raison de ce discrédit même. Il le faut parce qu’il n’y avait pas d’alternative. Il ne s’agit pas ici de se bercer d’illusions, de s’aveugler à nouveau sur le statut de l’homme. Il s’agit d’une question beaucoup plus fondamentale, d’un défi décisif disions-nous à l’instant : celui de surmonter l’anti-humanisme qui, lié au nihilisme, a fait sombrer l’histoire du XXe siècle dans la barbarie la plus noire (4). Ce défi a été relevé de diverses manières : l’analyse de l’être de la conscience (Sartre), la phénoménologie du corps propre (Merleau-Ponty), le long parcours herméneutique qui va de soi à soi en passant par l’interprétation des traces (Ricœur), le soi pré-originaire déterminé à une irrécusable responsabilité préalable au choix (Lévinas). Contre le règne d’un ordre non-humain anonyme dans lequel la subjectivité n’est plus qu’un détour et l’homme un accessoire en vue de manifester cet ordre, il fallait concevoir les termes d’un retour aux traces persistantes de l’homme.
Sur la question de l’humanisme, la comparaison entre Sartre et Lévinas peut être particulièrement éclairante non seulement historiquement mais aussi philosophiquement. Ils représentent en effet deux tentatives diamétralement opposées pour refonder l’humanisme au-delà des objections de l’anti-humanisme heideggerien (5). Or c’est précisément en raison de cette divergence de leurs démarches qu’ils peuvent nous donner à penser le cadre dans lequel peut se poser pour nous, après eux, la question de l’humanisme aujourd’hui. Chez Sartre, c’est la structure néantisante de la conscience qui s’arrache à l’être, décolle de l’être, parce qu’elle est toujours au-delà d’elle-même qui assure le primat de la subjectivité et de l’activité pour penser l’humanisme : « cette liaison de la transcendance comme constitutive de l’homme […] et de la subjectivité, au sens où l’homme n’est pas enfermé en lui-même, mais présent toujours dans un univers humain, c’est ce que nous appelons l’humanisme existentialiste » (6). Chez Lévinas, c’est plutôt en deçà de la subjectivité dans un soi pré-originel, pré-liminaire, d’une passivité radicale où s’inscrit la responsabilité irrécusable pour autrui que se pense l’humanisme non à partir du moi, mais à partir de l’autre homme. Creusons ces deux directions.

On aborde souvent avec condescendance la question de l’humanisme de Sartre (7). On y voit le résultat d’un subjectivisme métaphysique qui produit une lecture à contresens de Heidegger. C’est ce à quoi se résume parfois l’opposition entre la conférence de Sartre « L’existentialisme est un humanisme » (1945) et la Lettre sur l’humanisme (1946) de Heidegger. L’humanisme de Sartre serait la conséquence de ce que celui-ci reste prisonnier des catégories métaphysiques de l’essence et de l’existence, alors que Heidegger entend les dépasser. C’est pourquoi, il a transposé faussement dans L’Etre et le néant (1943), la phrase fameuse d’Etre et temps (1927) « l’ ‘essence’ de l’être-là réside dans son existence » (8) dans l’affirmation non moins fameuse « l’existence précède l’essence », au lieu qu’elle signifiait que « l’essence extatique de l’homme repose dans l’ek-sistence, qui reste distincte de l’existentia pensée d’un point de vue métaphysique » (9). Que faut-il en penser ? En vérité Sartre a vu très vite ce que Heidegger et ses épigones lui reprochent de n’avoir pas vu, il a compris, pour ainsi dire dès le départ, ce qui l’opposait fondamentalement à Heidegger : le ‘Dasein’ et l’être de la conscience ne sont nullement des notions superposables ou convertibles. Pour le montrer, je me contenterai ici de souligner deux critiques adressées par Sartre à Heidegger dans L’Etre et le néant. L’une intervient au moment de l’analyse de la présence à soi comme structure du pour-soi. Sartre note dès le début de son propos « Mais le ‘Dasein’ pour avoir été privé dès l’origine de la dimension de conscience, ne pourra jamais reconquérir cette dimension. Heidegger dote la réalité humaine d’une compréhension de soi qu’il définit comme un ‘pro-jet ekstatique’ de ses propres possibilités. Et il n’entre pas dans nos intentions de nier l’existence de ce projet. Mais que serait une compréhension qui, en soi-même, ne serait pas conscience (d’) être compréhension ? Le caractère ek-statique de la réalité humaine retombe dans un en-soi chosiste et aveugle s’il ne surgit pas de la conscience d’ek-stase » (10). Peut-on être plus clair ? Sartre met le doigt sur le lieu précis de sa divergence majeure avec Heidegger, celle dont dépendent toutes les autres : ce n’est pas une analytique du ‘Dasein’ mais une analytique de l’être de la conscience qui pourra rendre compte de l’émergence d’un monde pour l’homme. On peut dès lors comprendre l’autre critique de Heidegger concernant le néant. « Loin que la transcendance qui est ‘projet de soi par delà…’ puisse fonder le néant, c’est au contraire le néant qui est au sein même de la transcendance et qui la conditionne. Or la caractéristique de la philosophie heideggérienne, c’est d’utiliser pour décrire le ‘Dasein’ des termes positifs qui masquent tous des négations implicites » (11). Par là même Heidegger manque le sens du négatif et de la négativité, il conçoit bien une activité négative, mais ne la fonde pas sur un être négatif (la conscience). S’il l’avait fait, il aurait vu que le néant est « inséré dans la transcendance même comme sa structure originelle » (12). Il aurait pensé, non le ‘Dasein’, mais la structure néantisante de la conscience. C’est donc sur la subjectivité – l’homme comme être-en-projet qui se conçoit, se veut et se fait lui-même – que sont pensées chez Sartre la liberté et la responsabilité pour soi et pour tous les hommes qui définissent son humanisme existentialiste.
Lévinas emprunte une tout autre direction. Il relève également le défi de l’anti-humanisme de Heidegger qui réduit « l’homme à un milieu, nécessaire à l’être pour qu’il puisse se réfléchir et se montrer dans sa vérité » (13). Voici la formulation du défi : « il est permis de se demander : l’humanisme ne pourrait-il pas prendre quelque sens si on pense jusqu’au bout le démenti que l’être inflige à la liberté ? Ne peut-il trouver un sens […] à la liberté, elle-même, à partir de la passivité même de l’humain où semble apparaître son inconsistance ? » (14). C’est ici du côté d’une passivité radicale, antérieure à toute autre détermination, pré-originaire, pré-liminaire, antérieure à la liberté, antérieure au conatus même comme désir rapporté au moi de persévérer dans l’être, que se situerait ce que, par abus de langage, dit Lévinas, on pourrait appeler une « subjectivité antérieure au moi », une intériorité ineffable et incommunicable dans laquelle s’atteste une responsabilité pré-originaire pour les autres. La responsabilité pour l’autre est ainsi conçue comme antérieure au moi, n’impliquant donc aucune symétrie entre le moi et l’autre : « responsabilité ou dire antérieur à l’être ou à l’étant, ne se disant pas en des catégories ontologiques. L’anti-humanisme moderne n’a peut-être pas raison de ne pas trouver à l’homme, perdu dans l’histoire et dans l’ordre, la trace de ce dire pré-historique et an-archique » (15). L’au-delà de l’être a pour corrélat chez Lévinas un au-delà de la subjectivité.

Repenser aujourd’hui l’humanisme contre le nihilisme contemporain, c’est interroger la divergence de ces deux voies tracées par Sartre et Lévinas. C’est sans doute notre tâche la plus urgente.

(1) Je ne parle pas de l’ensemble des courants contemporains qui se réclament nominalement de la phénoménologie, mais qui n’en relèvent réellement ni par les objets ni par les méthodes. Après les grandes figures dont je viens de parler nous sommes clairement entré dans une ère post-phénoménologique.
(2) Heidegger, Lettre sur l’humanisme (1946), in Question II, Paris, Gallimard, 1966, p. 99-101.
(3) Lévinas, Humanisme de l’autre homme, Montpellier, Fata Morgana, 1972, p. 67-68.
(4) Ce n’est tout de même pas un hasard si Heidegger s’est engagé si résolument dans le nazisme, non pas seulement à titre personnel dans sa pensée philosophique même, comme l’a rappelé à nouveau récemment Emmanuel Faye, Heidegger, l’introduction du nazisme dans la philosophie, Paris, Albin Michel, 2005. C’est également l’anti-humanisme nihiliste qui a amené Carl Schmitt à devenir l’idéologue du racisme d’Etat dans l’Allemagne hitlérienne, cf. mon ouvrage Un détail nazi dans la pensée de Carl Schmitt, Paris, PUF, 2005.
(5) Comme on le sait, Sartre a lu Lévinas très tôt. C’est à travers son ouvrage, Théorie de l’intuition dans la phénoménologie de Husserl, qu’il aborda, sous le conseil de R. Aron, la pensée de Husserl. Sartre a dû probablement lire d’autres articles de Lévinas, peut-être également le texte très important « De l’évasion » paru en 1935 dans les Recherches philosophiques dirigées par A. Koyré, revue dans laquelle il publiera lui-même « La transcendance de l’ego » en 1937.
(6) Sartre, L’existentialisme est un humanisme, (conférence de 1945 publiée en 1946), Paris, Folio-Gallimard, p. 76.
(7) Par opposition, pour une prise au sérieux de l’humanisme de Sartre, on pourra se référer au livre d’Alain Renaut, Sartre, le dernier philosophe, Paris, Grasset, 1993. On pourra également consulter sur ce point Bernard-Henri Lévy, Le siècle de Sartre, Paris, Grasset, 2000.
(8) « Das ‘Wesen’ des Daseins liegt in seiner Existenz »
(9) Heidegger, Lettre sur l’humanisme, op. cit., p. 93.
(10) L’Etre et le néant, Paris, Gallimard, 1943, p. 115-116.
(11) Ibid., p. 54.
(12) Ibid., p. 55.
(13) Humanisme de l’autre homme, op. cit., p. 73.
(14) Ibid.
(15) Ibid., p. 82.