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Présentation
Jeffrey Andrew Barash
L’année 2005 marque le centenaire de la naissance de Jean-Paul
Sartre. Conçu à l’occasion de cet anniversaire, le
présent numéro est consacré à l’étude
de l’œuvre de Sartre dans les différents champs où
elle s’est aventurée, de la philosophie à la littérature,
de la psychologie à la politique. Loin d’avoir l’ambition
de mesurer précisément la contribution de Sartre dans chacun
de ces domaines, nous centrons le présent propos sur la finalité
même de cette commémoration telle qu’elle est envisagée
par les articles réunis dans ce volume : au-delà d’une
coïncidence de dates, il s’agit de s’interroger si l’œuvre
de Sartre présente pour nous aujourd’hui un intérêt
renouvelé, et pourquoi.
Le titre choisi pour ce numéro, « Sartre à l’épreuve.
L’engagement au risque de l’histoire », évoque
d’entrée de jeu le caractère contingent de l’histoire
qui rend imprévisible l’accueil que la postérité
réservera à une œuvre aussi riche que le travail philosophique
et littéraire de Sartre. Il paraît d’autant plus nécessaire
d’analyser la réception de Sartre aujourd'hui que, de son
époque à la nôtre, l’esprit du temps semble
avoir radicalement changé. La lecture des articles ici rassemblés
ne manquera pas de faire apparaître cette différence et soulignera
le caractère aujourd’hui profondément inactuel de
cet auteur qui se plaça au cœur de l’actualité
intellectuelle de son temps (1).
Comme toute époque, la nôtre est sous l’emprise de
modes de pensée, d’attitudes, de conditionnements intellectuels
qu’elle ne saurait percevoir d’elle-même immédiatement.
Toute réflexion intempestive peut prendre une importance philosophique
singulière, dans la mesure où cet écart peut à
lui seul mettre en évidence cet air du temps que les contemporains
identifient mal. Pour autant l’inactualité d’une pensée
n’est pas toujours gage de sa puissance. Qu'en est-il s'agissant
de l'œuvre de Sartre ?
Les grands conflits idéologiques qui ont marqué l’élaboration
des travaux philosophiques et littéraires de Sartre ne polarisent
plus nos débats de société. Après la chute
du nazisme et du fascisme, puis du régime soviétique, le
système de démocratie parlementaire, conjugué au
libéralisme économique et politique, est devenu le paradigme
dominant du monde social et politique contemporain. Si une grande partie
de l’originalité de Sartre réside dans la critique
qu’il formula, au nom de la liberté, contre les idéologies
de son époque et qui le conduisit, au cours des années cinquante,
à affirmer une certaine indépendance par rapport au Parti
communiste français, une telle prise de position ne fait plus grand
sens aujourd’hui. Avec le changement de climat sociopolitique, la
signification même de l’entreprise intellectuelle s’est
déplacée. Ainsi la vie intellectuelle française,
tout comme l’organisation universitaire, adopte-t-elle de plus en
plus le modèle américain, sans cesser pour autant de s’alarmer
d’une éventuelle hégémonie américaine.
Cette nouvelle orientation de la vie intellectuelle française est
particulièrement perceptible en philosophie, laquelle n’assume
plus le même rôle qu’autrefois : elle se détourne
de ses sujets traditionnels, telle la réflexion fondamentale sur
la tâche de la pensée. Pour ce qui est de l’université,
l’entreprise philosophique y oscille entre le travail spécialisé
d’historiens de la philosophie et, à l’instar des pays
anglophones, la philosophie analytique ou les sciences cognitives, la
théorisation des sciences positives ou l’analyse des dilemmes
éthiques, qui sont la conséquence du développement
des sciences et de la technologie. Dans la vie publique, ce sont surtout
les nouvelles expressions du fondamentalisme religieux qui adressent à
l’ordre établi une contestation radicale, et bien plus rarement
la critique philosophique au sens sartrien. Par ailleurs, la pensée
politique contemporaine ne met pas en perspective le système de
concurrence économique et sociale pour en critiquer éventuellement
les fondements, mais elle se préoccupe surtout de concevoir la
meilleure organisation possible de nos institutions. Aux défis
de Karl Marx ou de Franz Fanon, les intellectuels de notre époque
préfèrent la prudence modérée d’un Rawls
ou du dernier Habermas.
Dans un tel contexte, la volonté sartrienne de mener une interrogation
radicale sur le sens même de l’existence et sur les modes
d’engagement politique est-elle encore pertinente ? Son geste philosophique
est-il à refermer, comme un objet d’étude clos, à
l’intérieur des limites étroites de son époque
? Claude Lefort a identifié avec beaucoup de perspicacité
les inconséquences politiques de l’engagement sartrien face
à l’idéologie communiste (2). On peut également
déplorer que, dans sa réflexion sur le politique, Sartre
fasse l’économie d’analyses concrètes touchant
les systèmes et les structures de pouvoir. Inversement, s’agissant
des sciences de la nature auxquelles les philosophes contemporains consacrent
une partie conséquente de leurs travaux, comment Sartre les a-t-il
envisagées ? Il semble que sa pensée reste relativement
indifférente aux bouleversements scientifiques et technologiques
qui marquent pourtant fondamentalement notre modernité. Comme le
fait remarquer un éminent spécialiste de l’histoire
des sciences : « Quel était le monde dans lequel
vivait Sartre ? Ça, c’est une question intéressante
d’autant plus que Sartre était engagé. Il prétendait
donc être dans le monde. Celui où il a vécu entre
1940 et 1960 par exemple c’était un monde où la pénicilline
avait guéri toutes les maladies infectieuses, où la bombe
atomique avait fait tellement de bruit qu’elle mettait en péril
l’existence même de l’humanité, où beaucoup
d’objets qui se fabriquaient autour de lui venaient de l’industrie
chimique, etc. Comment se fait-il que dans Sartre vous ne trouvez absolument
aucune allusion, ni à la physique, il n’en savait pas, ni
à la chimie, il l’ignorait, ni au calcul des probabilités...
Vous ne trouvez chez lui aucun des opérateurs qui nous ont transformé
corps et biens. Il ne parle d’aucune des forces réelles qui
transformaient en profondeur le monde où il vivait. »
(3)
La question de la pertinence actuelle de la pensée de Sartre est
ici directement posée : ces objections font sens, dans la mesure
où les sciences de la nature et les sciences sociales ont déplacé
le cadre même dans lequel nos interrogations fondamentales s’inscrivent.
Faut-il pour autant dénier à la philosophie cette tâche
fondamentale que lui assigne Sartre, à savoir l’enquête
sur le sens même de l’existence, au-delà des réponses
que donnent soit la science politique (structures du pouvoir ou systèmes
de légitimation), soit la biologie, les sciences cognitives ou
la psychopathologieLa question de la pertinence actuelle de la pensée
de Sartre est ici directement posée : ces objections font sens, dans la
mesure où les sciences de la nature et les sciences sociales ont déplacé
le cadre même dans lequel nos interrogations fondamentales s'inscrivent.
Faut-il pour autant dénier à la philosophie cette tâche fondamentale que
lui assigne Sartre, à savoir l'enquête sur le sens même de l'existence,
au-delà des réponses que donnent soit la science politique (structures
du pouvoir ou systèmes de légitimation), soit la biologie, les sciences
cognitives ou la psychopathologie ?
Le silence où Sartre laisse les sciences positives invite à
interroger leur éventuelle prétention à se substituer
à la philosophie au sens rigoureux du terme (4). Répondent-elles
de façon plus pertinente aux grandes questions de l’humanité –
qu’est-ce que la liberté ? Qu’est-ce que la justice ?
Qu’est-ce que l’art ? Les sciences nous permettent-elles
de poser la question : que signifie exister ?
La pensée de Sartre et sa manière d’envisager la tâche
de la philosophie font naître l’hypothèse que le climat
intellectuel et sociopolitique actuel recèle un grand danger :
celui de tout réduire à l’interprétation des
méthodes et des champs d’investigation des sciences positives.
Ne courons-nous pas le risque de nous emprisonner dans le scientisme et
de perdre de vue les interrogations philosophiques fondamentales ? S’il
n’est nullement question pour nous de mettre en cause les sciences
et leur théorisation philosophique, il importe dans la conjoncture
actuelle d’interroger à nouveaux frais les limites
de la démarche scientifique et la finalité de la
philosophie. C’est ici que la réflexion sartrienne sur le
statut fondamental de l’existence humaine – réflexion
qui traverse toute son œuvre philosophique et littéraire –
se montre particulièrement pertinente : l’existence
humaine, dans la liberté de ses choix, ne saurait se laisser réduire
à une essence pré-donnée. « [J]e ne saurais
donc envisager une essence de la liberté », écrit
Sartre dans un passage célèbre de L’Être
et le Néant. « C’est au contraire la liberté
qui est fondement de toutes les essences, puisque c’est en dépassant
le monde vers ses possibilités propres que l’homme dévoile
les essences intramondaines. » (5)
La liberté humaine n’est-elle pas une source de la contingence
de l'histoire ? Soumis à cette contingence, le développement
des sciences et de la technique comme possibilités propres à
l'homme, loin de donner la capacité de maîtriser et de fixer
le cours de l'histoire, est bien plutôt tributaire de son caractère
foncièrement imprévisible. Vers la fin des années
quarante, dans ses Cahiers pour une morale, Sartre se réfère
à une « opacité propre à l’Histoire » ;
cette « densité historique » qu’il
évoque serait « originellement contingence »
et… « liberté » (6). Le caractère
intempestif d’une pareille insistance sur le statut fondamental
de la liberté humaine n’est-il pas le meilleur argument en
faveur de la pertinence actuelle de l’œuvre de Sartre ?
Dans la mesure même où sa pensée nous oblige à
revenir aux problématiques existentielles fondamentales, le questionnement
de Sartre revêt une grande importance pour notre époque,
au-delà des opinions et engagements qu’il a pu défendre,
théoriquement ou à l’épreuve de la vie politique.
Ce numéro commémoratif a été conçu
dans le souci de contribuer à un tel renouveau.
(1) Ce statut intempestif de la pensée de Sartre a été
remarqué notamment par Alain Renaut dans son livre, Sartre,
le dernier philosophe (Paris : Grasset, 1993), p. 247 :
"[L]’onto-anthropologie de Sartre nous semble même plus
loin de nous, en un sens, que ne le sont les grandes philosophies du passe".
(2) Voir par exemple à ce propos la critique de la position sartrienne
élaborée dans l’article "La méthode des
intellectuels progressistes", initialement publié dans Socialisme
ou Barbarie en 1958 et repris dans Eléments d’une
critique de la bureaucratie, Paris, Gallimard, 1979, p. 236-268.
(3) Michel Serres, Jean-Paul Dekiss, "Conversations avec Michel Serres".
La Revue Jules Verne, n° 13-14, 2002, p. 148.
(4) Face au défi que soulève le développement de
la technique à l'échelle planétaire, notamment dans
les pays les plus défavorisés, une telle prétention
nous paraît de plus en plus problématique.
(5) Jean-Paul Sartre, L’Être et le Néant,
Paris, Gallimard, 1943, p. 493.
(6) Jean-Paul Sartre, Cahiers pour une morale, Paris, Gallimard,
1983, p. 64.
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