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Présentation
- Du corps, qu’en est-il ?
Michela Marzano
Le corps est désormais partout — non seulement il accompagne
notre existence de tous les jours (alimentation, sexualité, santé),
mais il est aussi au centre de multiples représentations (publicité,
cinéma, art). Son statut, cependant, est loin d’être
clair et évident. D’une part, il est considéré
comme ce par quoi l’on peut montrer quel genre d’individu
on est. D’autre part, il est vu comme une matière façonnable
au gré de nos désirs variables. D’un côté,
il est choyé et cajolé. De l’autre, il est traité
comme un territoire de modifications, un lieu d’expérimentations
poussées, un objet dont on dispose sans limites.
Perpétuellement asservi à la production d’un sens,
jamais pur ni originel, toujours inféodé à quelque
instance du réel, le corps paraît désormais ce dont
on peut s’emparer et qu’on se doit de «bricoler»
pour qu’il représente l’image exacte de soi. Ce qui
veut dire qu’il n’est plus uniquement vécu comme un
destin ou une fatalité, mais aussi comme la pièce maîtresse
d’une identité personnelle qu’on choisit, change, construit.
Devant ces changements et cette remise en question de son «statut»,
cependant, les conceptualisations du corps ne sont que rapsodiques
: l’objet «corps» est accueilli par des langages différents,
mais souvent il n’existe qu’en tant que signe parmi d’autres
signes, texte parmi d’autres textes.
Quant à l’identité personnelle, elle ne pose pas moins
de problèmes. Elle a été définie de façon
très différente tout au long de l’histoire de la pensée
et, encore aujourd’hui, le problème de sa définition
reste controversé. «Les controverses sur l’identité
personnelle — écrit Amélie Rorty dans son introduction
à un célèbre recueil d’études, The
Identity of Persons — ont été amplifiées
par le fait qu’un certain nombre de questions différentes
sont en jeu […]. 1) Certains se concentrent sur une analyse de la
différenciation des classes : Qu’est-ce qui distingue la
classe des personnes de la classe voisine la plus proche […] ? 2)
D’autres s’intéressent avant tout à la différenciation
des individus : Quels sont les critères de distinction numérique
des personnes auxquelles s’applique la même description générale
? […] 3) D’autres encore se penchent sur la réidentification
de l’individu : Quels sont les critères permettant de réidentifier
le même individu dans différents contextes, sous différentes
descriptions, ou à différentes époques ? […]
4) D’autres enfin étudient principalement l’identification
de l’individu : Quels types de caractériellement permettent
d’identifier une personne comme étant par essence
la personne qu’elle est, de sorte que si ces caractéristiques
changeaient, elle serait une personne très différente, bien
qu’elle puisse encore être différenciée et réidentifiée
comme étant la même personne?» Mais ici, il ne s’agit
pourtant pas de «mettre de l’ordre» à l’intérieur
de ces controverses, de discuter les différentes positions l’une
après l’autre, ou encore de parcourir l’histoire de
la philosophie pour montrer comment l’identité a été
à chaque fois définie de façon différente.
Ici, il s’agit plutôt d’aborder certains enjeux de la
question posée en termes clairs par John Locke lorsqu’il
se demandait qu’est-ce qui permettait à un individu de se
«considérer comme étant le même […] en
différents temps et différents lieux» (Essai sur
l’entendement humain, II, XXVII), et de le faire en interrogeant
de façon spécifique les liens qui existent entre l’identité
personnelle des individus et leur corps. Ce qui nous intéresse,
c’est en effet la relation qu’un individu établit avec
sa propre matérialité et, par là, avec son être-au-monde
corporel.
À l’opposition entre corps-sujet
et corps-objet qui a caractérisé pendant des siècles,
et selon des modalités différentes, l’histoire de
la pensée, s’est aujourd’hui substituée l’opposition
entre le corps-totalité, qui coïnciderait avec la personne,
et le corps-ensemble-d’organes, qui aurait le même statut
normatif que les choses. C’est ainsi que le statut du corps oscille,
encore aujourd’hui, bien que de façon différente,
entre l’être et l’avoir : d’un côté,
on a tendance à postuler l’existence d’une identification
complète de la personne avec son corps ; de l’autre, on croit
pouvoir envisager et théoriser l’existence d’une altérité
absolue entre le corps-objet/de/droit et la personne-sujet/de/droit. Mais
si dans le premier cas l’identification ne peut se traduire qu’en
une réduction matérialiste de la personne, dans le second,
l’altérité ne peut conduire qu’à la certitude
que le corps n’est qu’un objet/chose, de sorte que l’homme
peut se penser lui-même comme un «autre» par rapport
à son corps.
Chaque personne existe dans le monde en tant qu’être charnel
parmi d’autres êtres charnels. Chacun est structuré
par des types différents de relations qu’il entretient simultanément
avec lui-même et les autres. Et toute relation ne peut passer que
par le corps, voire ne se produire que par le corps, celui-ci étant
à la fois ce qu’une personne est et ce qu’elle a. Par
ailleurs, le corps humain a la particularité de partager des caractères
avec les autres corps-objets du monde : l’expérience la plus
immédiate de l’homme nous montre qu’il est bien dans
un univers physique, partie de ce tout, corps parmi les autres, façonné
de la même trame fondamentale que toutes les réalités
qui l’entourent. Comme pour tout corps, le premier caractère
du corps humain est d’occuper de l’étendue, ce qui
se spécifie en termes de spatialité, volume et matérialité.
Un corps s’étend dans l’espace et il est, comme le
disait Descartes, partes extra partes. Cependant, tout en étant
étendu, résistant, lourd, opaque et soumis aux lois de l’univers
matériel, le corps humain n’est pas un corps comme les autres,
car il est d’abord un corps ouvert à l’extérieur
: sa surface est la peau, et la peau le met en contact avec le monde et
les autres corps. Il est d’abord une chose, mais, en même
temps, il est une chose qui est mienne, ou plutôt que je suis. Ce
qu’il y a d’unique dans un corps humain c’est, en effet,
qu’il est l’incarnation d’une personne : il
est le lieu où naissent et se manifestent nos désirs, nos
sensations et nos émotions ; il est le moyen par lequel nous pouvons
démontrer quelle sorte d’êtres moraux nous sommes.
C’est à partir de la constatation du statut ambigu du corps
qu’on peut envisager l’existence de formes différentes
de relation qu’un individu entretient avec son corps. On peut avoir
avec son corps une relation de dépendance et d’identification
complète, mais on peut aussi chercher à se délivrer
de la matérialité de notre corps. On peut chercher à
réduire l’autre à son corps et à instrumentaliser
ainsi sa personne, mais on peut aussi reconnaître que l’autre
n’est pas simplement un corps à utiliser car il est toujours,
aussi, une personne qui est au monde par son corps. Chaque personne entretient
avec son corps une relation qui est à la fois instrumentale et
constitutive. Chaque individu vit une tension continuelle par rapport
à son existence physique : chacun est complètement lié
à son corps tout en étant loin de lui.
En ce qui concerne l’identité,
on peut commencer par dire qu’elle est ce qui permet à chacun
de se situer dans le temps et dans l’espace : ce qui lui permet
de se reconnaître, de s’identifier, de savoir que c’est
bien lui qui dort, se réveille, mange, parle, pense, aime, désire,
hait, etc. ; ce qui le rend semblable à soi-même et différent
des autres ; ce par quoi il se sent exister aussi bien en ses fonctions
et ses rôles, qu’en ses actes et ses valeurs. En même
temps, l’identité se rapporte toujours à l’existence
dans le temps et à la variation. Elle suppose une unité
qualitative et, par là, s’oppose au différent. Le
«même» est tendanciellement permanent, stable et non
changeant : il est «un» et «non divers». Mais
ce «un» est aussi un assemblage de parties, un ensemble souvent
hétérogène dont la forme n’est pas définie
à l’avance et pour toujours. Comment alors un individu peut-il
«se rassembler», exister comme «unité»,
exprimer son «je suis» sans céder à l’angoisse
de la multiplicité et l’éclatement ?
Parler d’identité ne signifie pas se borner à une
entité métaphysique, à un noyau stable et parfaitement
cohérent : l’identité n’est jamais «totale»
et «totalisante» ; elle n’est jamais sans failles. Elle
est à la fois un point de départ et un point d’arrivé
: ce sur quoi se construit le monde social de chaque individu et le résultat
du jeu des relations socialement inscrites dans l’expérience
de chacun. Elle implique à la fois un effort d’unification,
l’unification étant tout le temps démentie et renouvelée,
et une lutte pour la différentiation, la différentiation
étant toujours menacée par le conformisme. Elle nécessite
une résistance par rapport à la demande d’autrui et
un effort de séparation d’avec les autres. Mais elle sollicite
aussi une précaution afin que l’individu ne se laisse pas
avaler par le clivage interne qui le bouscule et le pousse à la
dispersion. La dynamique «moi-je» ne cesse jamais de se renouveler.
Chacun est «un» et «multiple». Le soi est toujours
constitué de territoires différents, d’appartenances
diverses, d’identifications hétérogènes. Au
point que «son» nom, «son» corps, «ses»
racines ne lui empêchent jamais de s’inscrire dans le monde
de façon multiple et d’enraciner son identité dans
des actions diverses qui consolident ou transforment son identité.
L’identité personnelle est toujours quelque chose de dynamique,
qui émerge et se développe continuellement. Elle se construit
dans la relation à l’autre (un autre extérieur qui
peut fonctionner chaque fois comme un miroir ou comme une barrière)
et évolue grâce aux conflits intrapersonnels. Elle se structure
à travers un jeu sans fin entre perte et réappropriation.
Car la « constance » de soi ne consiste pas à maintenir
une identité stable et immuable, mais à soutenir une tension
dialectique et à maintenir des crises périodiques. Mais
quel rôle joue, dans tout cela, le corps ? Est-il le lieu où
les tensions et les crises propres à chacun s’inscrivent,
ou représente-t-il un lieu de fermeture, quelque chose qui bloque
ce processus de découverte de soi et que donc, en tant qu’obstacle,
doit être combattu est remanié au fur et à mesure
que l’individu évolue ?
Croire que le corps est une entité
détachée des bouleversements intérieurs qui caractérisent
chaque individu, signifierait se borner à une conception statique
du corps, à une conception qui réduit le corps à
sa surface, et sa surface à un produit de la génétique.
De même, croire que la seule façon de se réapproprier
de son corps serait de le manipuler de l’extérieur, par exemple
par la chirurgie esthétique, signifie ne pas vouloir savoir que
le corps est toujours et surtout, comme le dit le psychisme Pierre Fédida
«le trou obscur de tous les mélanges», le lieu de mise
en tension des éclatements intérieurs, la surface qui cherche
son unité sans jamais se crisper dans une unification superflue.
Le corps, avant même d’être une surface où la
paraître s’inscrit, est le lieu de la chair et de l’informe
: c’est sur et dans le corps que le «processus» de l’identité
s’expose ; c’est sur et dans le corps que les catégories
formelles se défont et que l’inconscient impose un tracé
dont l’individu ne maîtrise pas tous les contours.
C’est dans ce contexte difficile et problématique que les
articles du dossier visent à offrir au lecteur l’exploration
d’un certain nombre de stratégies qu’un individu choisit
plus ou moins consciemment pour affirmer son «je» par son
corps ; un certain nombre de modalités qu’on adopte d’être
au monde et de rencontrer les autres.
À la question : «Du corps qu’en est-il?» le philosophe
Alain Milon répond en s’éloignant d’un certain
nombre de stratégies habituelles qui réduisent le corps
à une série d’attributs. Pour lui, le corps «habite
un lieu qui lui permet d’exister au-delà d’une délimitation
spatiale avec l’effet de surface qui l’accompagne.»
C’est pourquoi il s’intéresse au déploiement
du corps ; c’est pourquoi il structure son article autour du «principe
d’habitation». Le corps-objet de son étude n’est
d’ailleurs pas «réductible à de simples catégories»
comme la surface et la profondeur, l’envers et l’endroit,
la présence et l’absence, ni s’agit-il d’un corps
«avec des organes éparpillés». Tout au contraire.
Le corps, comme le montrent Artaud et Bacon dans leurs œuvres, est
ce qui constitue le sujet, son «principe vital».
La sociologue Véronique Poutrain aborde la question du rapport
corps/identité sous un angle différent. Elle s’intéresse
au sadomasochisme en montrant comment il s’agit d’une série
de «pratiques sexuelles ludiques qui ne cessent de jouer avec les
concepts de propriété et de pouvoir», d’une
relation particulière «dans laquelle les individus s’engagent
dans une interaction dominant/dominé». Mais, au-delà
de l’analyse des contrats qui structurent ces pratiques et de l’espace
du jeu que l’on peut instaurer, ce qui émerge de ce texte
est le rapport complexe que les individus qui s’adonnent à
ces activités vivent souvent avec leur corps et leur identité.
Souvent, «les frontières avec l’autre n’ont pas
été correctement posées». Souvent, il s’agit
d’individus incapables de fixer les limites de leur propre territoire
et les limites du territoire de l’autre. Et cela, même si
ce serait une erreur grossière de croire que le sadomasochisme
permet à un individu de «s’approprier le corps ou l’esprit
d’un autre».
Encore différent est le regard de l’anthropologue Michèle
Fellous. Elle aussi s’intéresse aux liens qui existent entre
corps et identité. Mais, cette fois-ci, elle le fait dans le cas
des greffes d’organes. En effet, comme elle le souligne à
plusieurs reprises, «le greffé vit une expérience
extrême» : il doit survivre tout en étant, à
la fois, un et multiple ; il doit survivre, tout en portant en soi l’organe
de quelqu’un qui est désormais mort. C’est pourquoi
chaque patient greffé doit chercher à reconstruire son schéma
corporel, en faisant tout d’abord le deuil de son organe perdu et,
ensuite, en intégrant «l’autre non assimilable».
Mais parler de corps et d’identité signifie aussi parler
de la peau et de son statut. Ne serait-ce que parce que c’est la
peau qui entoure et recouvre le corps ; c’est la peau qui constitue
une barrière entre l’intérieur et l’extérieur.
C’est dans ce contexte que s’inscrit l’article de Christiane
Balasc. qui nous offre un point de vue psychanalytique sur les entailles
corporelles et leur place dans la quête identitaire des adolescentes.
C’est ainsi que la psychanalyste nous renseigne de façon
très méticuleuse sur les problèmes qu’une adolescente
peut rencontrer dès lors que sa «mère tente à
tout prix d’éradiquer tout ce qui marque l’ordre des
générations, y compris son acte de maternité».
C’est ainsi qu’elle nous raconte l’histoire de Noémie,
âgée de 14 ans qui se taillade les mains et les avant-bras
au cutter et qui «s’arrache les peaux des ongles jusqu’au
sang» pour avoir la sensation d’exister, d’être
«une», de «faire signe à sa mère pour
un savoir sur le féminin».
Un autre domaine où la question du rapport entre corps et identité
se pose de façon extrêmement complexe est le cas du transsexualisme.
Comme l’explique la psychanalyste Geneviève Morel, ce dont
il est question dans le cas du transsexualisme est le rapport entre sexe,
genre et identité. Geneviève Morel propose une lecture lacanienne
de la différence des sexes. Et cela, afin de répondre à
la question épineuse : est-ce qu’«avoir un sexe»
se réduit au dimorphisme des apparences corporelles ou, bien au
contraire, tient-on compte de la subjectivation du sexe, soit de l’«être
sexué» de chacun dans ce que sa jouissance a de plus singulière
? Pour la psychanalyste, la question du choix du sexe se situe là
où s’accomplit une sorte de décision inconsciente
non réductible ni à l’anatomie ni au «discours
sexuel» qui nous assigne, dès notre naissance, comme homme
ou comme femme en nous imposant ses catégories phalliques.
C’est pour conclure le dossier que nous avons enfin intégré
notre article sur l’art charnel d’Orlan. Ce dont il est question
est le corps/œuvre d’Orlan, une œuvre qui vise à
montrer comment c’est par la modification du corps qu’un individu
peut modifier son identité en se construisant selon ses envies.
C’est ainsi qu’en reprenant à son compte le mot d’ordre
féministe «mon corps m’appartient», Orlan le
pousse jusqu’à son extrême, jusqu’à renverser
le principe chrétien du verbe qui se fait chair au profit de la
chair qui se fait verbe.
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