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Un
nouvel empire ?
Yves Charles Zarka
Lorsque nous abordons la question de l’empire aujourd’hui,
c’est-à-dire celle de l’empire et l’impérialisme
à l’âge post-totalitaire, nous sommes d’abord
confrontés non à des évidences, comme certains le
croient, mais à des questions comme celles-ci : y a-t-il aujourd’hui
formation d’une puissance impériale unique qui se constituerait
en même temps que la mondialisation se met en place et s’étend
? Cet empire est-il celui d’un État particulier – les
États-Unis d’Amérique – et/ou celui de firmes
internationales ? Quelles sont les raisons qui permettent de parler d’hégémonie
impériale ? L’empire est-il le résultat de la crise
de la souveraineté nationale et de l’État-nation,
ou au contraire, la volonté hégémonique d’un
État particulier ? Enfin, s’il y a bien formation d’un
nouvel empire, en quoi celui-ci diffère-t-il des empires antérieurs
? Ces questions exigent, pour qu’on puisse y apporter des éléments
de réponse, que la notion d’empire soit examinée dans
sa relation à trois autres notions : république, souveraineté
et démocratie. C’est dans ce triple rapport que la spécificité
du nouvel empire pourra être déterminée.
On ne peut s’interroger sur le fait de savoir si les États-Unis
se constituent comme un nouvel empire, sans poser le problème de
l’existence d’une république impériale. Les
États-Unis sont-ils une république de cette sorte ? La question
du rapport entre république et empire n’est pas nouvelle.
Elle constituait déjà un enjeu historique, politique et
philosophique central pour la Rome antique. Faute de pouvoir ici examiner
cette question majeure en détail, je m’en tiendrai à
l’évocation de la réponse qu’y apportait Montesquieu
dans ses Considérations sur les causes de la grandeur des Romains
et de leur décadence. Pour lui, il y a une véritable
rupture entre la république et l’empire. La première
correspondait à la grandeur de Rome ; la seconde, à sa décadence.
Ce qui caractérisait la République romaine, c’était
essentiellement trois choses : 1 / l’art de la guerre qui était
exercé par les citoyens romains eux-mêmes ; 2 / les institutions,
en particulier la distinction des trois instances que sont le consul,
le Sénat et le peuple ; 3 / la vertu civique qui attachait les
Romains à leur patrie et à la liberté. Or ces trois
caractéristiques disparaissent avec l’empire. L’augmentation
de la puissance de la République romaine a été la
cause de sa perte et de la perte de la liberté. Cette position
de Montesquieu est dans la tradition de la pensée républicaine
depuis l’humanisme civique de la Renaissance italienne.
Or cette thèse est mise à mal par la réalité
historique postérieure, en particulier par l’expansion des
républiques coloniales au tournant du XIXe et du XXe siècle.
H. Arendt en donne une analyse particulièrement intéressante
dans la deuxième partie de ses Origines du totalitarisme,
qui porte sur “ L’impérialisme ”. Elle montre
ainsi que les États européens ont, en moins de vingt ans,
accru leurs colonies et les populations sur lesquelles ils exerçaient
leur domination de manière considérable. Cette expansion
impérialiste était le prolongement politique de l’expansion
économique. Les États-nations européens ne pensaient
pas pouvoir jouer un rôle international sans conquérir de
nouveaux territoires. Cette époque fut celle des républiques
impériales dont l’idéologie était de porter
la civilisation et la liberté là où elles n’existent
pas, c’est-à-dire chez les barbares. Les républiques
impériales européennes étaient donc des républiques
affectées d’une très forte contradiction interne entre
les pratiques démocratiques et juridiques qui gouvernaient ces
États de l’intérieur et la domination coloniale des
territoires conquis, conçus comme source de richesse économique,
de rayonnement politique et de puissance militaire pour les métropoles.
Le paradoxe, c’est que, précisément à cette
époque, les États-Unis développaient, après
leur phase d’expansion sur le territoire américain lui-même,
une idéologie anti-impérialiste et anticoloniale . L’Amérique
s’opposait à l’Europe comme le nouveau à l’ancien,
le progrès à la décadence, la liberté à
l’assujettissement colonial. Elle se sentait déjà
porteuse de la mission sacrée de promouvoir la démocratie
et le capitalisme, c’est-à-dire la liberté sous ses
formes politiques et économiques, partout dans le monde. Or, cette
mission, l’Amérique l’assumait avec une idéologie
à dominante anti-impérialiste, par une contestation des
entreprises coloniales européennes. Ce paradoxe, voire cette contradiction,
de la république américaine dans son rapport à l’impérialisme
va traverser également le XXe siècle. Il est en effet encore
persistant dans le messianisme et l’hégémonisme qui
caractérisent la politique interventionniste et guerrière
actuelle. Mais ce qu’il faut surtout noter, c’est que, si
les États-Unis se constituent aujourd’hui en empire, celui-ci
est tout à fait particulier dans la mesure où il ne repose
pas sur la conquête de colonies. Pour acquérir une hégémonie
sur le monde, il n’est pas nécessaire de s’engager
dans une politique extrêmement périlleuse, voire désastreuse,
de conquête de nouveaux territoires. L’hégémonisme
peut trouver d’autres voies : l’économie, la monnaie,
la culture peuvent parfaitement y pourvoir à moindres frais. Quant
à la politique d’intervention militaire actuelle, elle est
justifiée non par la nécessité de la conquête,
mais au nom de l’idéologie missionnaire d’établissement
de la liberté et de la démocratie dans le monde entier.
À cela s’ajoute la nécessité de garantir la
sécurité nationale, dans un monde où la préservation
des frontières d’un État ne constitue plus un gage
suffisant de sécurité. On peut donc caractériser
les États-Unis comme une république hégémonique,
impériale si l’on veut, mais non coloniale. Toute la question
est désormais de savoir si cette république hégémonique
ou impériale ne se trouve pas engagée dans un processus
de militarisation qui risque d’être particulièrement
coûteux pour la démocratie américaine elle-même.
Avant d’envisager cette question, il convient d’aborder le
deuxième rapport : celui qui s’établit entre l’empire
et la souveraineté. Rappelons d’abord que la notion de souveraineté
s’était, à son origine (du XVIe au XVIIIe siècle),
imposée contre les empires puisqu’elle définissait
l’autonomie de la puissance publique de l’État moderne
exerçant sa juridiction sur un territoire défini et sur
la population qui y réside. La souveraineté a donc d’abord
été liée au morcellement du monde, et d’abord
de l’Europe, en États-nations distincts contre la notion
d’empire ou de monarchie universelle. Or, à partir de la
deuxième partie du XIXe siècle et aujourd’hui encore,
les volontés hégémoniques impériales peuvent
être interprétées comme à la fois des expressions
et des crises de la souveraineté. C’est le cas des empires
coloniaux, dont il a été question ci-dessus. Ils étaient,
en un sens, l’extension sur d’autres territoires, plus ou
moins éloignés, d’une souveraineté d’abord
nationale, et, en un autre sens, mettaient en crise cette souveraineté
parce qu’ils la séparaient, dans les colonies, de son rapport
à la nationalité et à la citoyenneté auxquelles
elle était pourtant indissociablement liée dans la métropole.
Il semble que l’hégémonie américaine aujourd’hui,
c’est-à-dire la nouvelle figure non coloniale de l’impérialisme,
engage la question de la souveraineté sur un biais particulier
: celui de la sécurité. Il ne s’agit pas d’étendre
la souveraineté américaine sur des territoires nouveaux,
mais de tenir compte de la reconfiguration du monde qu’ont révélée
les attentats du 11 Septembre. L’intervention d’une notion
déterritorialisée de la sécurité ne fait que
déplacer la difficulté. En effet, l’exercice d’un
impérialisme militaire fondé sur la puissance et censé
assurer la sécurité ne saurait être fondé sur
la légitimité interne d’un État particulier,
donc sur la notion de souveraineté nationale. On comprend donc
pourquoi les instances internationales, que les États-Unis avaient
fortement aidées à se construire au départ, redeviennent
indispensables pour garantir la légitimité de ce que l’on
appelle le droit d’ingérence.
Il est désormais temps de revenir sur la question que j’ai
laissée ci-dessus en suspens : est-ce que les nécessités
liées à la politique d’intervention de l’impérialisme
non colonial des États-Unis ne risquent pas de remettre en question,
à terme, le caractère démocratique de ce pays ? Sur
ce plan, empire et impérialisme se rejoignent : ils sont, au même
titre, contraires à la démocratie. Lorsqu’une démocratie
devient un empire, elle n’est évidemment plus démocratique
à l’égard des pays où elle intervient, cela
va de soi. Les populations qui tombent sous la nouvelle domination ne
l’ont pas demandé, même si on voudrait parfois le faire
croire. Mais la démocratie interne à l’État-empire
ne saurait rester indemne de la logique impériale engagée
à l’extérieur : l’accroissement des besoins
matériels et financiers engagés, le contrôle de l’opinion
interne, certaines mesures restrictives des libertés peuvent avoir
des conséquences graves. On voit donc les risques que court le
nouvel empire que constitue les États-Unis à l’égard
de leur constitution républicaine et démocratique. Mais
avec l’Amérique, qui a inventé la démocratie
moderne réelle et l’a maintenue sans interruption, il ne
faut jamais désespérer.
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