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  Dossier : Empires et impérialismes
Les Etats-Unis un empire différent des autres ?
 
 

Présentation

Yves Charles Zarka


Dans son pamphlet contre Napoléon, intitulé De l’esprit de conquête et de l’usurpation, Benjamin Constant écrivait en 1814 « Un gouvernement qui voudrait aujourd’hui pousser à la guerre et aux conquêtes un peuple européen, commettrait donc un grossier et funeste anachronisme. Il travaillerait à donner à sa nation une impulsion contraire à sa nature » . Constant voulait dire que l’existence d’un empire qui repose nécessairement sur l’esprit de conquête et sur la guerre est une réalité politique périmée lorsqu’on considère l’état de civilisation et de mœurs des peuples européens au XIXe siècle. En effet, contrairement aux peuples guerriers de l’Antiquité, qui avaient un esprit belliqueux et conquérant parce que, vivant sur un territoire limité, ils devaient combattre sans cesse pour ne pas être eux-mêmes conquis, les nations modernes sont dotées d’activités et de mœurs qui les portent vers tout autre chose que la guerre. Le point central de cette transformation est la substitution du commerce à la guerre : « Nous sommes arrivés à l’époque du commerce, époque qui doit nécessairement remplacer celle de la guerre, comme celle de la guerre a dû nécessairement la précéder ». La guerre et le commerce sont deux moyens très différents de parvenir au même but, « celui de posséder ce que l’on désire ». Ce que le commerce permet d’obtenir de gré à gré, la guerre l’obtenait par la violence et la conquête. Le premier correspond aux nations civilisées, le second à l’impulsion sauvage : « la guerre a donc perdu son charme, comme son utilité. L’homme n’est plus entraîné à s’y livrer, ni par intérêt, ni par passion » .
On aurait beaucoup aimé, bien sûr, que Benjamin Constant ait raison. Mais l’histoire des XIXe et XXe siècles a montré qu’il avait tort sur toute la ligne. Ces deux siècles ont été en effet par excellence, ceux des empires et des impérialismes : expansion des impérialismes des Etats nations européens, constitution des deux empires les plus barbares de l’histoire de l’humanité (le troisième Reich et l’empire soviétique), apparition au début du XXIe siècle d’une nouvelle figure impériale avec les Etats-Unis. L’idée soutenue par Montesquieu et reprise par Constant selon laquelle la généralisation du commerce, ou ce qui revient au même sa mondialisation, adoucirait les mœurs et rendrait archaïque les volontés impériales se trouve contredite par ce qui est aujourd’hui la constitution d’un empire américain qui n’est pas seulement politique mais aussi économique, culturel, voire linguistique. Dans un livre récent, La tentation impériale, Simon Serfati écrit :

« Est-il possible de résister à la tentation impériale ? Non seulement l’Amérique remplit toutes les conditions requises – moyens prépondérants, intérêts globaux, rayonnement universel et zèle missionnaire –, mais elle surpasse la plupart des Etats dans chacun de ces domaines, et aucun n’est susceptible de remettre en question la supériorité américaine dans un avenir proche. Les autres grandes puissances s’étant effondrées l’une après l’autre, les Etats-Unis sont une superpuissance unique. Ils sont la seule puissance véritablement ‘complète’. Quels que soient les progrès que pourraient accomplir d’autres Etats ou groupes d’Etats, ils garderont cette position privilégiée pour les dix ans à venir – et au-delà ».

Si j’ai cité ce texte, ce n’est pas à cause de son originalité, mais parce qu’il me paraît au contraire présenter une description de la superpuissance des Etats-Unis – Hubert Védrine, comme on le verra ci-dessous dans l’exposé et l’entretien qu’il a donné à Cités, a même forgé le néologisme d’hyperpuissance – qu’on retrouve très généralement. On ne saurait cependant en rester là. En effet, on parle et écrit aujourd’hui beaucoup sur l’empire, sur l’impérialisme comme s’il s’agissait d’évidences empiriques, comme si le concept d’empire ne faisait pas problème en lui-même, comme s’il était interchangeable avec celui d’impérialisme et qu’il s’agissait d’être simplement pour ou contre l’un et l’autre. C’est cette obscurité et cette ambiguïté du débat contemporain sur l’empire et l’impérialisme qu’il s’agit de tenter de lever par l’analyse de quelques figures historique des empires et des impérialismes en vue de tenter de saisir la spécificité du phénomène américain aujourd’hui.

Y a-t-il aujourd’hui, à l’âge post-totalitaire, formation d’une puissance impériale unique qui se constituerait en même temps que la mondialisation se met en place et s’étend ? Cet empire est-il celui d’un Etat particulier, les Etats-Unis d’Amérique, et/ou celui de firmes internationales ? Quelles sont les raisons qui permettent de parler d’hégémonie impériale ? L’empire est-il le résultat de la crise de la souveraineté nationale et de l’Etat-nation ou au contraire la volonté hégémonique d’un Etat particulier ? Telles sont quelques-unes des questions qui ont animé la réflexion des collaborateurs de Cités.