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Ce
que la chanson ne dit pas
Yves Charles Zarka
La chanson est un art mineur, mais d’une importance majeure. C’est
son paradoxe. Quatre paroles, trois notes de musique, elle ne suppose
ni la formation, ni les connaissances des arts comme la peinture, la musique
ou la poésie. Il y a, certes, un peu de tous ces arts dans la chanson,
mais on ne saurait la juger au nom de leurs principes. Certaines chansons
sont poétiques, d’autres ne le sont pas, mais ce n’est
pas le degré de poéticité qui rend une chanson plus
ou moins marquante. Certaines chansons plaisent alors que leur texte est
proprement indigent. Ce qui fait pourtant la magie d’une chanson,
c’est qu’elle touche immédiatement notre intimité
et qu’elle peut avoir en même temps un effet considérable
d’entraînement collectif. Elle évoque en nous des sentiments
de joie ou de tristesse, d’espoir ou de désespoir sans que
les objets de ces sentiments ne nous affectent présentement. On
peut ainsi expliquer que l’évocation de la tristesse ou du
désespoir peut plaire autant que celle de la joie et de l’espoir.
Plaire, distraire, émouvoir sont les principales fonctions de la
chanson. Son histoire est aussi ancienne que les cultures des sociétés
humaines, au point que l’on pourrait faire une histoire de ces sociétés
à travers celle de leurs chansons, s’il n’était
si difficile de retrouver les façons de chanter anciennes et même
plus récentes, mais antérieures aux techniques d’enregistrement
de la voix. L’histoire de la chanson reste néanmoins centrale
pour rendre compte au moins de certains moments de crises sociales ou
politiques particulières, ou lorsqu’elle a servi à
mobiliser les énergies et les volontés dans une révolution,
la résistance à une occupation, la formation d’une
identité nationale. L’histoire de La Marseillaise constitue
une part de l’histoire moderne de l’identité française.
La chanson dit donc beaucoup plus de choses qu’on ne croit, beaucoup
plus de choses qu’on n’en perçoit immédiatement
sur les êtres, les passions et les rapports sociaux. Certaines chansons
d’Édith Piaf ou de Maurice Chevalier, malgré le plaisir
que l’on éprouve toujours à les entendre, paraissent
d’un autre temps parce que les relations entre les sexes se sont
beaucoup modifiées depuis quelques décennies. D’autres
chansons, des mêmes interprètes ou d’autres, sont en
revanche d’une signification permanente. C’est sans doute
ce qui fait que l’adaptation au goût musical du jour de chansons
anciennes suscite autant d’intérêt.
L’être humain a toujours chanté. Cette affirmation
n’est évidemment ni physique, ni historique mais métaphysique.
Elle veut dire qu’il appartient à l’être de l’homme
de chanter, tout autant qu’il appartient à son être
ou à son essence de parler. L’un des plus beaux textes de
philosophie sur le chant est l’Essai sur l’origine des langues
de Rousseau. Chanter, dit Rousseau, fut la première façon
de parler. Cette originarité du chant est la marque que l’homme
n’est pas seulement un être de besoin mais aussi un être
de désir : à côté de la main et de l’outil,
il y a la voix et le chant où se déploie la vie relationnelle.
Voici la manière inimitable dont le dit Rousseau : “ Toutes
les passions rapprochent les hommes que la nécessité de
chercher à vivre force à se fuir. Ce n’est ni la faim,
ni la soif, mais l’amour, la haine, la pitié, la colère
qui leur ont arraché les premières voix. Les fruits ne se
dérobent point à nos mains, on peut s’en nourrir sans
parler, on poursuit en silence une proie dont on veut se repaître
; mais pour émouvoir un jeune cœur, pour repousser un agresseur
injuste la nature dicte des accents, des cris et des plaintes : voilà
les plus anciens mots inventés, et voilà pourquoi les premières
langues furent chantantes ” (Essai, chap. II). Ce chant originaire,
forme primitive de la parole, est irrémédiablement perdu.
Nous gardons des traces de cette perte : la substitution de nouvelles
façons de chanter à l’ancienne et de nouveaux rapports
entre la parole et le chant. C’est ainsi que doit se comprendre
la différence entre les langues méridionales et les langues
septentrionales. Certaines langues restent donc plus chantantes que d’autres,
plus généralement les hommes et les femmes chantent toujours,
chantent aussi, pour se dire réciproquement leurs sentiments et
leurs passions. S’ils ne chantent pas, du moins ils associent leurs
émotions présentes ou passées à des chansons.
Mais on ne perçoit plus l’originarité du chant. C’est
pourquoi chanter peut paraître une activité accessoire, accidentelle,
futile ou de simple divertissement. Certains rigorismes moraux ou religieux
effrayants ont ainsi imaginé qu’on devait interdire à
l’homme de chanter. Ce détour métaphysique avait,
dans mon esprit, pour objet d’expliquer le caractère essentiel
et intime de notre être au chant. Ce que la chanson ne dit pas,
mais qu’elle touche au plus profond de nous.
Ce n’est donc pas un hasard si tous les aspects de la vie relationnelle
sont liés au chant : rapport à soi, rapport aux autres,
rapport à Dieu. Certains des textes fondateurs de la civilisation
sont des chants : l’Iliade et l’Odyssée, par exemple,
ou la Bible qui a été et est encore chantée –
le Pentateuque, les Psaumes, etc. On peut chanter seul ou en chœur,
depuis le chœur de la tragédie grecque jusqu’à
la chanson d’aujourd’hui en passant par l’opéra.
De ces façons de chanter, la chanson est la plus commune, au sens
où elle est la plus populaire. La chanson est aussi une manière
pour le peuple de se parler à lui-même et de s’entendre.
C’est ce qui explique sans doute le mode de diffusion rapide et
le succès sans nul autre pareil des chansons.
De la chanson à texte à la chanson dépourvue de texte
et réduite pour ainsi dire à l’onomatopée,
ce qui fait le succès des vagues successives de chansons, en particulier
au XXe et en ce début de XXIe siècle, c’est la capacité
pour certaines chansons d’opérer des identifications et des
reconnaissances collectives : les vagues yéyé, pop ou disco
ont ce caractère. L’industrie, qui accompagne aujourd’hui
la chanson, s’en est aperçue et exploite ce phénomène
par la production artificielle d’effets de mode : standardisation
des interprètes, des rythmes et des contenus. Il reste néanmoins
cette chose que l’on ne fabrique pas, mais qui doit être cultivée
et travaillée : le talent. L’industrie de la chanson pourra
faire des succès éphémères, elle ne fera pas
un grand talent, qu’elle pourra en revanche exploiter. Du moins,
je me plais à le croire.
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