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Présentation
Robert Damien et Didier Deleule
De « Star Academy » en « Nouvelle Star », en passant
par « Popstars » et quelques autres émissions, promotionnelles
de chaînes TV plutôt que de talents à découvrir,
souvent entrelardées de prétendues télé-réalité,
la chanson serait sensée se bien porter si l’on en croit
du moins l’inévitable sanction de l’audimat assaisonnée
à la non moins incontournable participation du public, elle-même
érigée en signe indéfectible de la sacro-sainte interactivité.
Rien de très nouveau, dira-t-on : de l’ancestral crochet
radiophonique (où l’on envoyait impitoyablement le rossignol
ringard se « faire laver la tête » avec un shampoing
dont la seule promotion justifiait l’émission, sous les auspices
d’un Zappy Max survitaminé) au « Jeu de la chance »
, première mouture télévisuelle du marathon de la
vocalise (où se traînaient de semaine en semaine de malheureux
adeptes de la voie courte en lieu et place du long détour imposé
naguère par la pratique assidue du cabaret et des galas, sous la
houlette d’un Roger Lanzac particulièrement atone), s’était
déjà substitué, à l’obligation de faire
ses gammes, le spectre d’une « starisation » rapide
adossé au court-circuit de tous les réseaux ordinaires d’un
apprentissage bien tempéré, et désormais fondé
sur la seule vertu d’une sélection naturelle projetée
dans un nouveau tour de darwinisme social. Il est vrai, que pour être
tout à fait honnête, que l’emprunt de cette rapide
voie sur berge concerne en règle générale les interprètes
– dont les prestations s’apparentent d’ailleurs de plus
en plus à la pratique du karaoké – plutôt que
des chanteurs auteurs-compositeurs ; il n’en demeure pas moins que
cette stratégie de « l'homme pressé » - dont
il serait au demeurant bien inconvenant de faire grief aux seuls intéressés
-nous renseigne moins sur ce que pourrait éventuellement dire la
chanson que sur la manière dont on perçoit la chanson (et
le chanteur) au sein d'un phénomène social qui, pour certains,
tendrait de manière optionnelle à devenir total: celui de
la déréglementation appelée à faire fi de
toutes les procédures en usage d'acquisition et de perfectionnement,
pour promouvoir en échange une sélection brute de décoffrage
potentiellement fondée sur des qualités réputées
naturelles et peu amendables (de voix à l'occasion, de "look"
le plus souvent) que l'illusion d'un appui logistique, technique et, bien
sûr, psychologique (argument de la "Star Ac"), ne saurait
remettre fondamentalement en question .
Quoi qu'on en pense par ailleurs, il serait bien naïf d'identifier
ces procédures à une précellence sans précédent
de l'économique sur l'artistique, ce serait oublier que, depuis
l'invention du phonographe et du disque (Charles Cros et Thomas Edison
en 1878) et leur commercialisation ( 1887 en Allemagne avec Deutsche Gramophon,
1894 en France avec les frères Pathé) jusqu'à l'actuel
et provisoire CD ( 1983) en passant par le 78 tours ( 1905 ), le microsillon
( 1946 pour le 33 tours, 1949 pour le 45 tours), et, presque simultanément,
depuis le café-concert et son versant plus littéraire -le
cabaret -, jusqu'aux grands messes du Stade de France ou des Zéniths,
en passant par le music-hall, la chanson n'a cessé d'être
une activité économique de type industriel illustrant de
manière exemplaire les thèses de Walter Benjamin sur la
reproductibilité de l'oeuvre d'art à l'époque contemporaine,
puisque même l'artisanat pratiqué dans les cabarets (fussent-
ils « rive gauche ») devait logiquement déboucher dans
le meilleur des cas sur une large diffusion discographique dont les structures
de production mobilisent un nombre considérable d'ouvriers et de
techniciens . La chanson aurait aussi son mot à dire sur l'évolution
économique et sociale des temps modernes.
Ce n'est toutefois pas dans ce domaine que l'on attend tout d'abord et
de manière usuelle un éventuel "message " de la
chanson, mais bien plutôt dans le champ politique ou dans le registre
intime, quoique toujours dans l'émergence concertée d'une
émotion partageable. La chanson, depuis au moins les troubadours
et les trouvères, est d'abord une chronique qui accompagne l' histoire
d'un peuple et qui peut à l'occasion précéder, voire
provoquer, l'événement. Pas de révolution sans les
chants qui l'exaltent, pas de conflit social ou de guerre ( civile ou
internationale) qui ne connaissent leurs ritournelles, pas d'identité
nationale sans son hymne, pas de cérémonie (publique ou
privée) sans son couplet obligé et rituel. De la naissance
à la mort, nos modestes existences sont elles-mêmes régulièrement
battues en mesure au fil des rythmes qui en scandent les étapes:
du berceau jusqu'au cimetière.
La chanson peut dès lors remplir une double fonction. Elle agit
tout d'abord comme un révélateur de nos humeurs, de l'air
du temps, des engouements et des inquiétudes,. en ce sens, elle
peut marquer une époque dont elle apparaît comme le signe
ou le stigmate en investissant la mémoire collective pour le meilleur
comme pour le pire . Mais la chanson remplit aussi une fonction critique:
des "chansonniers " du Pont-Neuf jusqu'à la Commune en
passant par la Révolution française, et, en dehors même
des grands événements qui ont jalonné notre histoire,
dans la simple quotidienneté de la vie collective, la liste serait
longue des refrains composés, remodelés, aux textes revisites
sur une même rengaine, qui ont à tout moment tourné
en dérision, dénoncé, vilipendé -mieux sans
doute que les placards ou les libelles et même, à l'occasion,
prévenu, les abus de pouvoir de toutes sortes et toutes les variétés
d'actes répréhensibles susceptibles de porter atteinte au
tissu politico- social.
La chanson est donc un fait social de la plus haute importance, qu'il
serait bien imprudent de négliger sous le prétexte pusillanime
que la qualité artistique du genre n'est jamais rigoureusement
établie. Les articles qui suivent, chacun dans son domaine propre,
n'ont d'autre ambition que de risquer un pas dans la mise en valeur de
cette importance.
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