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L’ombre
du Léviathan
Yves Charles Zarka
L’État n’est plus aujourd’hui que l’ombre
de lui-même. L’ombre de la figure du Léviathan dans
laquelle Hobbes l’avait pensé en construisant son concept
à l’aube de la modernité. Pouvoir, représentation,
loi sont les trois catégories autour desquelles l’État
était alors pensé. Pouvoir, parce que l’État
était d’abord conçu comme la synthèse d’une
puissance irrésistible de contrainte et du droit public. Représentation,
pour assurer le caractère non seulement politique mais également
public de la volonté de l’État. Loi, parce que c’est
par les lois civiles que s’opèrent la différenciation
et la réglementation du champ politique, à condition cependant
qu’elles soient claires, peu nombreuses et utiles au corps social.
Pouvoir, représentation et loi définissaient la souveraineté
de l’État, c’est-à-dire l’autonomie du
politique et la maîtrise du destin d’une collectivité
politique.
Au crépuscule de la modernité, l’État s’est
vidé d’une bonne part de sa substance politique. La politique
a déserté l’État. Au lieu de pouvoir, on pourrait
légitimement parler d’impuissance d’État. Impuissance
extérieure en raison des circuits mondiaux, que l’État
ne contrôle pas, qui affectent l’économie, la monnaie
et même la production. Impuissance interne aussi, parce que la substitution
du souci de plaire au courage et à la volonté le rend incapable
de mettre en œuvre les réformes nécessaires à
l’avenir du pays. La représentation représente de
moins en moins la nation ou le peuple. Elle n’est plus que l’idéologie
par laquelle on cache un mode partisan d’accès ou de reconduction
aux fonctions politiques. Les lois, indéfiniment multipliées,
parfois obscures et souvent inutiles, voire inapplicables, deviennent
impénétrables aux citoyens.
À l’État politique s’est substitué l’État
rhétorique ou, comme on le dit parfois, un État communicatif.
Plusieurs facteurs y concourent : l’empire des médias, le
recul, par ailleurs souhaitable, de la dimension tragique des guerres
dans l’espace européen en tout cas, la démocratie
elle-même où le jeu de la séduction se substitue aux
respects des engagements.
Faut-il se plaindre de cet affaiblissement et de cet affadissement de
l’État ? Ne faut-il pas plutôt s’en réjouir
? Ne doit-on pas voir là le résultat d’un parcours
qui affecte le monde moderne lui-même ? Marx écrivait ainsi
en 1843, dans son manuscrit Critique de la philosophie politique de
Hegel : “ L’État comme tel, cette abstraction,
n’appartient qu’aux Temps modernes, parce que la vie privée,
cette abstraction, n’appartient qu’aux Temps modernes. L’État
politique, cette abstraction, est un produit moderne. ” Le
déclin de l’État politique ne peut-il être le
symptôme le plus décisif de notre sortie des Temps modernes
? Si l’ère qui s’ouvre devant nous est celle de la
démocratie, celle-ci peut-elle être pensée sans la
catégorie politique de l’État ?
C’est précisément ce qu’a tenté de penser
Miguel Abensour dans son ouvrage La démocratie contre l’État
dont les analyses ont pour centre de gravité le manuscrit de Marx
cité ci-dessus. On y trouve en effet l’affirmation selon
laquelle : “ Les Français modernes en ont conclu que, dans
la vraie démocratie, l’État politique disparaît.
C’est exact en ce sens qu’en tant qu’État politique,
en tant que constitution, il ne représente pas le tout. ”
Dans ce texte Marx ne dit pas que la démocratie véritable
coïncide avec la disparition de l’État, mais qu’en
elle l’État politique n’est pas le tout au sens où
il n’y est plus, comme dans la monarchie et l’aristocratie,
voire dans la république, le facteur dominant constituant jusqu’au
peuple lui-même, mais se trouve clairement reconnu comme l’œuvre
propre de l’homme réel et du peuple réel : “
Dans la démocratie, la constitution, la loi, l’État
lui-même, pour autant qu’il est constitution politique, est
uniquement une manière du peuple de se déterminer lui-même
et il est un contenu particulier du peuple. ” Radicalisant cette
perspective, Miguel Abensour en tire, au-delà de Marx, l’idée
d’un antagonisme entre démocratie et État : “
Il y a donc une lutte réciproque entre les deux : si la vraie démocratie
vise la disparition de l’État, ou plutôt lutte contre
l’État, inversement là où l’État
croît, la démocratie dégénère jusqu’à
friser le néant. La forme-État en gagnant du terrain se
substitue à la vie du peuple et se présente comme forme
organisatrice et totalisante. ” Que reste-t-il du politique une
fois la forme-État écartée ? Réponse : une
institution politique du social ou encore une réinvention du lien
politique dans le social. Mais s’agit-il là d’autre
chose que de ce que l’on appelait naguère l’autorégulation
du social ou une immanence du politique au social ? En quoi cette institution
et ce lien sont-ils différents de ceux qui tissent le champ social,
sans être marqués politiquement : le réseaux des échanges
économiques, affectifs, moraux ? Si la vraie démocratie
doit nous conduire à une pensée post-étatique de
la politique, le contenu de cette pensée reste bien vague et risque
de se résorber dans l’idée d’une autorégulation
spontanée de la société dont on aurait du mal à
caractériser la teneur proprement politique.
La même conclusion peut être tirée des analyses de
Pierre Clastres dans La société contre l’État.
La perspective ethnologique permet de déplacer l’angle d’analyse,
on ne se situe pas ici dans l’ère post-étatique, mais
dans l’ère pré-étatique, celle des sociétés
primitives qui n’ont jamais connu la forme-État. “
Les sociétés primitives sont sans État ” ,
non au sens où il leur manquerait quelque chose, mais au sens où
elles n’en ont nullement besoin. Ce que l’on caractérise
comme leur économie de subsistance est en vérité
une économie d’abondance et de loisir qui ne connaît
ni le surtravail ni l’accumulation. La dimension politique des sociétés
primitives ne relève ni du pouvoir, ni de l’autorité,
ni du commandement, mais du prestige du chef dont la fonction est de rétablir
l’ordre et la concorde sans ordonner ni contraindre. Ces sociétés
sans État sont même des sociétés contre l’État,
puisqu’elles réagissent de manière à ne pas
laisser le chef transformer son désir de prestige en volonté
de pouvoir.
Entre la société d’abondance et de loisir et la vraie
démocratie, entre le pré-étatique et le post-étatique,
l’histoire de l’État apparaît comme celle de
l’aliénation, de l’oppression et de la domination :
l’époque sombre de l’humanité. On voit donc
en quoi ces conceptions sont directement ou indirectement dépendantes
des positions systématisées par Marx en 1848 dans Le
Manifeste communiste concernant l’histoire des sociétés
humaines comme histoire de la lutte des classes et l’État
politique comme instrument de domination : “ La bourgeoisie a réussi
à conquérir de haute lutte le pouvoir politique exclusif
dans l’État représentatif moderne : la grande industrie
et le marché mondial lui avaient frayé le chemin. Le pouvoir
d’État moderne n’est qu’un comité qui
gère les affaires communes de toute la classe bourgeoise. ”
Plus directement qu’à Marx, c’est même sans doute
les considérations de Lénine sur l’État qui
servent de ressort interne à ces considérations sur la politique
avant ou après l’État. Lénine, en effet, pense
l’État comme machine de domination et d’oppression
et comme appareil idéologique de reproduction du pouvoir : “
L’État demeurait une machine qui aide les capitalistes à
assujettir la paysannerie pauvre et la classe ouvrière, mais extérieurement
il est libre. Il proclame le suffrage universel, déclare par la
bouche de ses zélateurs, de ses avocats, de ses savants et de ses
philosophes, qu’il n’est pas un État de classe. ”
L’appréciation positive du déclin de l’État
politique doit être considérée non seulement en fonction
de transformations immédiatement contemporaines, mais également
en fonction d’une histoire intellectuelle et politique où
l’État est apparu comme le vecteur politique de la domination
et de l’oppression qui, selon les cas, résulte des rapports
économiques de production (Marx) ou, à l’inverse,
introduit l’inégalité et la servitude dans la production
(Clastres).
Il ne faudrait cependant pas croire que l’idée d’un
dépérissement de l’État se limite aux conceptions
politiques plus ou moins liées au marxisme. Elle affecte également,
quoique en un autre sens, les courants de pensée libéraux,
en particulier ceux qui fournissent une conception simplement formelle
ou procédurale de l’État, c’est-à-dire
développent l’idée d’un État vidé
de toute substance politique.
Pourtant, loin qu’il s’agisse d’un phénomène
positif annonciateur de l’avènement d’une démocratie
nouvelle, je pense que le dépérissement de l’État
ou, en tout cas, sa désubstantialisation politique est au contraire
un des phénomènes qui attestent une crise profonde du politique
aujourd’hui. Je me contenterai ici d’en faire pressentir quelques
aspects à travers une question : Qu’est-ce qui remplace le
contenu politique de l’État ? On peut y répondre assez
facilement par la description de phénomènes qui se produisent
progressivement dans le présent : le pouvoir passe du politique
à l’administratif, des représentants du peuple aux
féodalités républicaines, de la nation aux communautés
ethniques, religieuses ou culturelles. Ce parcours est en marche. Il importe,
je crois, de l’empêcher de parvenir à ses dernières
conséquences.
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