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Présentation
Raphaël Draï
Représenter l’Etat sous les traits antiques de Janus bifrons,
avec une face apparente et une face cachée, est dépassé
. Aujourd’hui les deux faces de l’Etat se projètent
sur un unique plan, comme dans certains portraits de Picasso. Autant dire
que cette institution (l’Institution !) suscite des sentiments d’étonnement
contradictoires. Pour les uns, il y aurait « trop » d’Etat.
Ce dernier est alors assimilé à l’animal mythique
: le Léviathan, mentionné non sans effroi dans le livre
de Job, une sorte de saurien hermaphrodite, s’auto-engendrant sans
connaître aucune limite et dont l’organisme serait formé
d’une multitude de corps engloutis par lui et quotidiennement broyés
en ses entrailles. Le mythe a laissé son dépôt dans
la métaphore. L’Etat contemporain, moderne ou post-moderne,
serait bien cette instance boulimique et obèse, nullement régulable,
se dilatant à l’infini si rien ne vient y mettre obstacle.
C’est pourquoi, face à lui, l’Individu, devenu instance
d’appel du citoyen – fictif , doit refuser d’en apparaître
comme l’émanation , ou le produit dérivé ,
si ce n’est le sous-produit, n’ayant d’autre existence
que concédée , à titre éminemment précaire.
D’autant, que ce même Etat, à cause de son hyper-dimensionnement,
de sa pesanteur et, fatalement, de son inertie devient inapte à
remplir ses fonctions natives. Il mange goulûment mais affame sa
progéniture . S’il se meut, c’est en titubant, détruisant
les routes et les chemins qu’il emprunte pour se déplacer.
Comment espérer de lui qu’en outre il enseigne quoi que ce
soit sur le sens de la vie et de l’Histoire! Autant confondre Polyphème
et Socrate. Sortant du mythe comme de la métaphore, il importe
que l’Etat se confine dans ses missions vitales : la défense
efficace et dissuasive du territoire, la justice rendue au plus près
quoique sans hâte, et cette forme de police qui préserve
la paix de tous en assurant l’ordre public. L’idéal
serait que l’Etat passe et dépérisse de son propre
consentement en restituant ses possessions toujours trop lointaines à
leurs véritables destinataires. Première face. Pour d’autres
- qui sont souvent les mêmes ! - il n’y aurait « pas
assez » d’Etat pour répondre aux multiples demandes
naissant justement de la vitalité démocratique. Et d’abord
l’Etat reste indispensable pour veiller sur ses propres métamorphoses.
Autrement, ce serait le risque du vide, politique et juridique, la béance
de l’autorité et la régression chaotique à
la lutte de tous contre tous. D’ailleurs , cette belligérance
des temps archaïques, a-t-elle jamais été dépassée
? Un rien la rallume : la croyance personnelle, soudain absolutisée,
qui se prévaut de Dieu, le Tout autre, pour dénier l’existence
de l’autre le plus relatif, celui qui vit , ou qui gît , à
côté de soi ; la rétro-formation en communautés,
lorsqu’elle ressemble à la constitution des phalanges dans
l’armée romaine au moment de l’assaut ; et la collision
inévitable des intérêts sur un marché transformé
en champ de bataille d’Armaggedon. Pourquoi, l’Etat serait–il
plus longtemps associé à la dépossession , celle
des corps et des volontés , des pensées et des consciences
? Pourquoi ne serait–il pas au contraire cette instance véritablement
tierce qui relie les corps sans les entraver, qui harmonise les volontés,
qui exhausse les pensées jusqu’au sens de l’universel
? Cette exigence ne saurait se confondre avec le mouvement actuel de globalisation
et de mondialisation qui se produit selon l’échelle exclusive
de la puissance cyclopéenne. Avant la seconde guerre mondiale Ernst
Jünger avait déjà décrit les inquiétantes
propensions de l’Etat – Monde (Die Weltstaat) et de la mobilisation
totale (Die Totale Mobilmachung). Quelle voie vraiment nouvelle prendre
à présent? L’Etat Gargantua effraie et dépeuple.
Ses sujets sont des figures d’ombres ne connaissant que la génuflexion
et le quémandage. L’État « dépérissant
», lui, pave la route aux anarcho-caîdats des territoires
perdus de la République. Désenchanté, il hâte
la résurrection psychotique de ce Dieu que l’on tenait pour
mort ou éclipsé. Une fois délaissée, la force
de l’Etat se revanche dans la reviviscence des féodalités
féroces et des règles brutales. Et la gouvernance n’est
plus que le cache misère du gouvernement dépourvu de moyens.
Les études réunies autour de cette interrogation ne prétendent
à aucune nouvelle hyper théorie de l’Etat qui ne tarderait
pas à apparaître pour ce qu’elle est : un échafaudage
de mots creux, et de concepts sans substance, supra-conducteur d’illusions
et de lendemains politiquement nauséeux. Elles se proposent surtout
d’ouvrir des angles de vue sur les différentes questions
afférentes à la nature actuelle de l’Etat, à
ses missions irremplaçables comme à ses démissions
dangereuses.
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