Sommaire général
 
  Editorial  
 

Au nom de la société civile

Yves Charles Zarka


On n’a peut-être jamais autant parlé au nom de la société civile que ces dernières années, comme si celle-ci constituait désormais l’instance de légitimation alternative devant remplacer les instances pour ainsi dire usées qui jouaient antérieurement le même rôle : le peuple, la nation, le prolétariat. Chaque époque a eu, en France en particulier, son instance de légitimation alternative en elle-même muette mais à laquelle partis politiques, organisations diverses ou simples particuliers ont voulu donner une voix, leur voix. Parler au nom du peuple, de la nation, du prolétariat ou de la société civile, selon les cas, c’est tenter d’en incarner ou d’en capter la légitimité. Or il y a une ambivalence fondamentale de ce mode de légitimation alternatif.
Pendant la Révolution française, on parlait au nom de la nation. Celle-ci était conçue comme porteuse d’une légitimation alternative de celle qui procédait de la dynastie et de la société d’ordre d’Ancien Régime. La référence à la nation, qui avait d’abord alimenté une refondation politique démocratique à partir d’une Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, fut vite usurpée pour justifier la terreur qu’on fit régner en son nom. Puis ce fut le tour du prolétariat, instance de légitimation alternative par opposition aux régimes politiques en place, qu’elle qu’en fût la nature. Le prolétariat, comme classe de l’avenir de l’humanité, celle de l’espoir de tous les exploités de la Terre, était conçu comme porteur d’une légitimation historique par rapport à laquelle aucun pouvoir en place, qu’il ait été monarchique ou démocratique, despotique ou populaire, ne pouvait avoir la moindre chance de rivaliser. On sait comment, d’un discours de défense de la condition ouvrière, la parole au nom du prolétariat devint l’instrument idéologique de l’établissement et de l’extension de l’un des empires totalitaires les plus barbares du XXe siècle. Aujourd’hui on ne parle plus au nom de la nation, parce que les problèmes ne sont plus nationaux mais mondiaux, on ne parle plus au nom du prolétariat, parce que, paraît-il, il n’existe plus, mais au nom de la société civile. Cependant, on va le voir, cette instance de légitimation alternative n’est pas moins ambivalente que les autres.
Si la société civile peut être invoquée comme une source alternative de légitimation, c’est parce que son statut a changé. À l’époque de la constitution de son concept, dans le cadre de la pensée libérale du XVIIIe siècle, avec D. Hume et A. Smith, la société civile était définie comme une instance distincte de l’État où s’opérait le déploiement autonome des dimensions économique, sociale, morale et affective de la vie collective des hommes. Puis dans le courant de la pensée marxiste, où l’instance politique de l’État figurait comme appareil de domination dans une société de classes, elle fut perçue comme cette dimension de la vie collective des hommes susceptible de s’autoréguler lors de l’avènement d’une société sans classe. Mais jamais la société civile n’avait joué jusque-là le rôle d’instance de légitimation alternative. Si elle acquiert aujourd’hui ce statut, c’est pour deux raisons : les dysfonctionnements des régimes démocratiques, voire leurs pathologies, et la constitution de nouvelles figures mondialisées des pouvoirs économiques et monétaires. D’un côté, la référence à la société civile sert de légitimation alternative à un mode de légitimation politique direct mais partiellement délité ; de l’autre, elle joue le même rôle mais contre des pouvoirs qui n’ont pas de légitimité mais une loi, celle du profit. Pour satisfaire la seconde fonction, l’opposition aux nouvelles figures mondialisées du pouvoir, on a donc inventé la notion de société civile internationale. Autour de cette notion se mettent en place des organisations syndicales transnationales, le développement des ONG, des mobilisations de groupes ou d’individus divers en faveur de grandes causes humanitaires : pour les énergies nouvelles, contre l’exploitation irresponsable des ressources de la Terre, pour la justice dans le monde, etc. Mais là encore, comme dans les cas précédents, toutes les dérives et les usurpations sont possibles d’autant que l’accréditation d’une position ou d’un discours résulte pour une bonne partie de sa médiatisation. On voit ainsi des individus ou des groupes s’auto-instituer comme des porte-voix de la société civile nationale ou internationale sans aucun autre fondement que leur capacité à mobiliser les médias. À cela s’ajoutent les manipulations diverses dont un bon nombre d’ONG font l’objet et d’autres phénomènes tout aussi préoccupants.
Il n’est donc pas facile de trancher. On perçoit bien qu’un certain nombre de causes sont justes, on comprend également pourquoi la société civile nationale ou internationale est invoquée pour les justifier, mais ce qui fait problème, c’est l’idée même d’une instance alternative de légitimation qui n’est dotée d’aucun moyen d’établir et de contrôler le titre de ceux qui parlent en son nom. En ce sens on peut dire que l’invocation de la société civile traduit plus une crise des modes directs et politiques de la légitimité démocratique qu’une véritable alternative à ceux-ci. Si l’on devait décrire en termes normatifs les limites de la référence à la société civile dans les régimes démocratiques, je dirais que cette référence est justifiée lorsqu’elle entend rappeler les politiques à leurs devoirs, mais qu’elle ne l’est plus quand elle entend se substituer à eux. Aller plus loin, accorder davantage à la société civile serait inévitablement tomber dans une contestation radicale de la légitimité démocratique avec tous les risques que cela comporte, et auxquels ont donné lieu à d’autres époques les invocations de la nation ou du prolétariat. Certains pourtant – syndicalistes, altermondialistes, responsables d’ONG et d’autres – suivent allégrement ce chemin, sans en voir, semble-t-il, les conséquences désastreuses. Ainsi, faire usage des insuffisances de la démocratie représentative, des captations démagogiques dont le suffrage universel peut être l’objet, des dérives des partis politiques transformés en instruments quasi exclusifs d’acquisition et de partage du pouvoir, phénomènes relevant en eux-mêmes de pathologies de la démocratie et qui requièrent d’être corrigés, pour remettre en cause la légitimité démocratique elle-même ou mettre sur le même plan les régimes démocratiques avec les régimes despotiques, quand ce n’est pas avec les totalitarismes, au nom de la société civile, c’est soi-même faire usage d’un mode de légitimation usurpé, parce que autoproclamé et arbitraire.
Je prendrai deux exemples récents, très différents l’un de l’autre, pour illustrer les deux modes de mobilisation et d’invocation de la société civile : celui, justifié, qui rappelle les politiques légitimement élus à leurs devoirs ; et celui, usurpé, qui se substitue aux instances politiques démocratiques.
Le premier est interne à la société française. Il s’agit du vote par l’Assemblée nationale de l’amendement dit Accoyer, du nom de son auteur, sur la réglementation de l’exercice professionnel en matière de santé mentale qui a suscité une vive réaction dans le monde des psychothérapeutes et des psychanalystes à la fin de l’année 2003. Cet amendement a été voté à l’unanimité et pourtant il relève de ce que j’ai appelé l’arbitraire légal en démocratie. En effet, qu’y a-t-il de plus démocratique qu’un vote à l’unanimité de l’Assemblée nationale ? Qu’y a-t-il de plus légal ? Et, pourtant, l’acte est arbitraire. Ce n’est pas du tout une question de parti, ni de position sur l’échiquier politique, puisque la droite et la gauche ont été dans cette circonstances parfaitement d’accord. Il s’agit donc d’autre chose. Pourquoi le vote unanime de l’amendement a-t-il le caractère de l’arbitraire légal ? Parce que l’on a substitué à une délibération démocratique, c’est-à-dire nécessairement publique et contradictoire, sur un sujet qui concerne tout citoyen, une expertise (un rapport) à laquelle il eût été, comme chacun le sait, toujours possible d’opposer une autre dont les conclusions eussent été contraires. La représentation nationale a donc voté sur une question touchant le domaine de la santé mentale sans que l’importance et la difficulté de l’enjeu n’aient été véritablement considérées, comme s’il s’agissait d’un petit détail sans importance. On en a vu les conséquences à travers les réactions dans le monde psy qui est doté d’une force de mobilisation importante en France. Cette réaction suscitera probablement l’ouverture du débat qui aurait dû avoir lieu avant l’adoption de l’amendement. L’erreur, si erreur il y a, pourra être corrigée en raison de la navette entre l’Assemblée et le Sénat, c’est-à-dire en raison du processus démocratique lui-même. On peut du moins l’espérer. Cette réaction, certes corporatiste, de la société civile ou au nom de la société civile qui a visé à rappeler les politiques à leurs obligations, et non à se substituer à la légitimité démocratique, est ainsi parfaitement justifiée.
Le second exemple est beaucoup plus difficile, il relève de la politique internationale, plus particulièrement du conflit israélo-palestinien. Il s’agit de ce que l’on a appelé le “ pacte de Genève ” signé le 11 octobre 2003 par deux hommes politiques – l’un, Israélien, Yossi Beilin, et l’autre, Palestinien, Yasser Abed Rabbo –, et lancé le 1er décembre, précisément à Genève, comme “ le premier plan de paix global qui brise tous les tabous ”, à grand renfort de publicité. Cette initiative a été prise explicitement au nom de la société civile (internationale, sans doute) : “ “Ne comptez plus sur vos gouvernements pour faire la paix, comptez sur vous-mêmes, c’est vous la société civile”, dit M. Abed Rabbo ” (Le Monde du 2 décembre 2003, p. 2). Il n’est évidemment pas facile de juger un tel acte. Cela l’est d’autant moins qu’il a été largement salué dans le monde et en particulier par les populations en conflit, en tout cas semble-t-il par une majorité d’Israéliens. Pourtant de quelle légitimité les deux signataires peuvent-ils se prévaloir ? Celle d’avoir été ministres de leur gouvernement respectif au moment où un véritable accord de paix pouvait être signé et a pourtant été refusé – à savoir, à Taba à la fin de décembre 2002 ? Un tel acte ne relève-t-il pas de l’histoire-fiction dont les conséquences peuvent être, parce qu’il nie les conditions effectives de la paix, contraires aux effets positifs qui en sont attendus ? Ces questions restent ouvertes. Je ne voudrais en aucun cas juger de manière unilatérale la signature de ce “ pacte ”, surtout lorsque toute autre perspective semble absente. Mais, ce que l’on peut clairement dire, c’est que la référence à la société civile comme substitutive des instances politiques légitimement élues (quelles qu’elles soient) ne saurait être justifiée et comporte le risque considérable d’une mise en cause du principe démocratique lui-même.