Introduction
Carl Schmitt, après le nazisme
Yves Charles Zarka
Il y a deux arguments principaux avancés par ceux, et ils sont
nombreux à l’université et hors d’elle, qui
prétendent que la période proprement nazie de Carl Schmitt
se limite à une courte période (1933-1936) et que ses textes
antisémites n’affectent en rien les aspects principaux de
sa pensée. Le premier argument consiste à dire que les textes
antisémites sont strictement limités à la période
indiquée ci-dessus. Ils constitueraient certes une erreur voire
une faute que l’on peut condamner mais qui ne compromettraient en
rien les œuvres les plus fondamentales, lesquelles précèdent
et suivent cette période nazie. L’antisémitisme serait
ainsi, non seulement limité dans le temps, mais purement juxtaposé
à une pensée qui lui est extérieure. Le second argument
entend justifier ce qu’il est désormais impossible de nier.
Il peut s’énoncer ainsi : Schmitt a écrit des textes
antisémites, en particulier l’allocution de clôture
sur « La science allemande du droit dans sa lutte contre l’esprit
juif » du colloque de 1936, pour se protéger contre les attaques
dont il était l’objet la part de la revue des SS, Das
Schwarze Korps. Schmitt aurait ainsi réagi par autodéfense.
On comprend donc que, pour montrer le caractère insoutenable de
ces deux arguments, notre intérêt se soit porté sur
la période post-nazie de Carl Schmitt. Or, dans cette période,
un texte joue un rôle décisif, il s’agit du journal
que Schmitt tenait quasi-quotidiennement pendant les années d’après-guerre
1947-1951. Ce journal a été publié en 1991, six ans
après la mort de son auteur, à Berlin, chez Duncker &
Humblot sous le titre de Glossarium. Si je souligne ce point
c’est que le Glossarium regorge de passages antisémites
aussi haineux et virulents que ceux de la période nazie. Nous en
publions ci-après des extraits, ceux précisément
qui sont en général ignorés voire systématiquement
expurgés par les commentateurs qui font usage du journal de Schmitt.
Le lecteur francophone pourra désormais avoir accès à
ces textes dans une traduction remarquable de Denis Trierweiler. Je n’en
citerai qu’un, parmi des dizaines, pour donner un support textuel
à ma thèse de la détermination fondamentale dans
la pensée de Schmitt du juif comme ennemi irréductible,
irréconciliable, en somme comme ennemi substantiel. Le 25 septembre
1947, Schmitt écrit en effet :
«Car les juifs restent toujours
des juifs. Tandis que le communiste peu s’améliorer et
changer. Cela n’a rien à voir avec la race nordique, etc.
C’est précisément le juif assimilé qui est
le véritable ennemi. Il n’y a aucune utilité à
démontrer que le protocole des sages de Sion est un faux».
Il faut noter que ce genre de passage
ne nous renseigne pas seulement sur la permanence et la virulence de l’antisémitisme
de Schmitt dans la période d’après-guerre, mais ils
fournissent également un certain nombre de clés pour la
lecture des œuvres rédigées à la même
époque. Ainsi, Le nomos de la terre que l’on tient
en général pour un ouvrage de pure théorie juridico-politique
historique, est en fait un texte largement crypté. Il ne peut livrer
son sens ésotérique que lorsqu’on le lit conjointement
au Glossarium, qui appartient à exactement la même
époque.
Que reste-t-il dès lors des deux arguments, rappelés ci-dessus,
visant à séparer l’œuvre juridico-politique des
imprécations qui font du juif l’ennemi substantiel? Rien,
rien du tout. Schimtt après le nazisme, reste toujours aussi antisémite
: le premier argument tombe. Il n’est plus possible de justifier
ses textes terrifiants de haine par une stratégie d’autodéfense:
le second argument tombe également.
En mettant à la disposition des lecteurs les documents et les analyses
ci-après, nous entendons compléter l’information du
public sur l’homme Carl Schmitt et sur sa production intellectuelle.
Le débat ouvert dès Cités 6 (avril 2001)
et poursuivi dans Cités 14 (avril 2003), ainsi que dans
mon article du Monde du 6 décembre 2002, est prolongé
ici sur une partie de la période postérieure au régime
nazi. Je crois que c’est de ce débat critique et contradictoire
que sortira une juste appréciation du rapport que nous devons avoir
aux textes produits par Schmitt. Il importe cependant de noter dès
à présent que ce débat est en lui-même déjà
une mise en question de la tendance assez générale qui consistait,
ces dernières années, à ignorer systématiquement
tous les aspects obscurs et même effrayants de ses écrits
et à faire accréditer, avant inventaire, l’idée
qu’il était un grand juriste et un grand penseur politique
du XXe siècle, voire le plus grand. Le débat a donné
lieu ces derniers mois à des travaux de première importance
comme ceux publiés dans le n°38 de la revue Droits
(PUF), dirigée par Stéphane Rials, qui comporte un dossier
intitulé « Carl Schmitt : le problème ». On
y trouve en particulier un texte intéressant d’Olivier Beaud
et une très longue et remarquable étude de Stéphane
Rials lui-même intitulée « Hobbes en chemise brune.
Sur un livre de Carl Schmitt et le problème Schmitt » (p.
183-242).
Malheureusement, tout débat, et celui-ci en particulier connaît
ses dérapages. Transgressant les limites de la critique intellectuelle
qui est la loi interne de la République des Lettres, certains se
sont lancés dans des attaques personnelles. Ces attaques venaient
aussi bien d’extrême gauche que d’extrême droite
. Ces dérapages venant des deux bords extrêmes de l’échiquier
politique sont l’éclatante, quoique involontaire, confirmation
de l’analyse que je donnais dès mon éditorial de Cités
6 (avril 2001), intitulé « Carl Schmitt, la pathologie
de l’autorité », sur la convergence des deux courants
de schmittiens d’extrême gauche et d’extrême droite
. Pour des raisons évidemment très différentes, ces
courants convergent dans leur efforts pour accréditer les textes
de Schmitt contre l’Etat de droit, le libéralisme, le parlementarisme,
l’autonomie individuelle, la liberté et les droits publics,
etc. Il n’est donc pas étonnant que cette convergence s’atteste
explicitement .
Que l’extrême droite vienne à la rescousse de Carl
Schmitt est une chose naturelle, elle ne fait que revendiquer ce qui lui
appartient et selon sa rhétorique habituelle. Mais que l’extrême
gauche prenne le même chemin – en particulier avec l’usage
intempestif de la notion d’état d’exception,
sur lequel je reviendrai bientôt – atteste la profondeur de
l’état de crise idéologique post-marxiste qu’elle
traverse en ce début du XXIe siècle.
Un dernier mot pour dire qu’une recherche est menée actuellement
par un certain nombre de collaborateurs de Cités et par
moi-même sur les textes noires et effrayants de Schmitt. Je dois
dire que les résultats dépassent déjà notre
attente. Cela veut dire concrètement que nous publierons progressivement
ces textes accablants. Ce sera même notre manière privilégiée
de répondre à ses nouveaux thuriféraires de droite
et de gauche réunis. |