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  Editorial  
 

Point sensible de la psychanalyse

Yves Charles Zarka


Lacan est mort en 1981, mais son œuvre n’est pas achevée. La publication par Jacques-Alain Miller des volumes du Séminaire continue à faire périodiquement événement. Comme si la productivité de la pensée-Lacan comportait une telle réserve qu’elle était capable d’alimenter et de renouveler la réflexion psychanalytique, philosophique, éthique et politique des décennies après la disparition du penseur, d’un livre à l’autre et d’une génération à l’autre. La pensée-Lacan continue à féconder notre temps. On peut à cet égard, et à d’autres également, mettre en parallèle Lacan et Foucault (décédé en 1984). La publication de chacun des cours de ce dernier au Collège de France marque également un renouvellement récurrent dans la vie intellectuelle et philosophique de ce début de XXIe siècle.
L’œuvre n’est pas achevée, mais que dire des possibles, des parcours, des lectures qu’elle ouvre. Nous sommes loin, non d’en avoir terminé avec Lacan, mais même d’en avoir véritablement commencé avec lui, plus précisément d’en avoir commencé philosophiquement avec lui. Malgré l’impulsion donnée par Louis Althusser et Jacques Derrida , malgré les travaux d’Élisabeth Roudinesco , Paul-Laurent Assoun , Alain Juranville et d’autres, l’exploration et l’exploitation philosophique de l’œuvre de Lacan en est encore à ses premières esquisses. Cela me semble encore plus vrai pour ce qui concerne ce point sensible de la psychanalyse qu’est la politique. Mais pourquoi parler de point sensible ? Simplement parce que s’y joue quelque chose qui touche de manière décisive au statut de la psychanalyse elle-même, chez Freud d’abord, chez Lacan ensuite.
Distinguons deux rapports de la psychanalyse à la politique. Le premier est externe, provoqué par l’histoire. La première guerre mondiale, la crise économique et politique, les mouvements de masse, la montée du nazisme ont été chez Freud des provocations à tester l’opérativité des concepts psychanalytiques dans le champ de la société, de la politique et de l’histoire. Dans ses Actuelles sur la guerre et la mort (1915), on trouve une analyse du rapport de l’individu à l’État. Ce dernier exige sacrifice de jouissance et monopole de la violence injuste (et pas seulement de la violence légitime comme chez Weber) : “ L’État [belligérant] exige de ces citoyens le maximum d’obéissance et de sacrifice, tout en faisant d’eux des sujets mineurs par une dissimulation excessive et une censure de la communication et de l’expression d’opinion, qui rend l’état d’esprit de ceux que l’on a ainsi intellectuellement réprimés sans défense contre toute situation défavorable et toute rumeur incontrôlable. ” Dans Malaise dans la culture (1930), texte des années sombres, on retrouve pour rendre compte de l’origine et de la fonction de la culture, le sacrifice de jouissance, l’hostilité extérieure pour assurer la cohésion interne d’une communauté selon le principe du “ narcissisme des petites différences ” (thème déjà présent dans Psychologie des masses et analyse du moi de 1921). Malaise dans la culture est globalement une transposition dans le langage de la psychanalyse d’une problématique quasi hobbesienne : l’échange d’une part de la liberté et du bonheur de l’individu contre une part de sécurité. “ Homo homini lupus : qui donc d’après les expériences de la vie et de l’histoire a le courage de contester cette maxime? ” . Lacan soulignera l’importance de cette œuvre parallèlement à L’homme Moïse et la religion monothéiste (1939). Dans ce dernier ouvrage comme dans Malaise dans la culture, l’une des questions fondamentales était la volonté d’élucider les raisons de l’antisémitisme : “ Ce ne fut pas un hasard incompréhensible si le rêve d’une domination germanique sur le monde appela comme un complément l’antisémitisme. ”
Ces efforts pour étendre l’application des concepts de la psychanalyse à la société, à la politique et à la religion étaient provoqués par le cours de l’histoire. Mais, ils avaient une contrepartie : une sorte d’intériorité de la politique à la problématique de l’inconscient, là même où on pensait que celle-ci ne relevait que de la sphère privée. Or Lacan a perçu cette présence du social et du politique au cœur de l’inconscient, bien qu’il n’ait jamais écrit de traité politique à proprement parler. Pour Freud, ce sont les questions du complexe d’Œdipe, de l’édification de l’interdit et de la loi ainsi que de la culpabilité qui ont fait du social et du politique un point sensible de la psychanalyse. Ainsi l’histoire familiale de chaque individu est, dans Totem et tabou (1913), la répétition du commencement de l’histoire collective de l’humanité (interdit de l’inceste, interdit de tuer le père). Le complexe d’Œdipe sortait ainsi de la relation familiale pour devenir un concept universel capable de rendre compte de la formation des sociétés, des religions, etc. Le passage de la horde à l’État – pour reprendre le titre du livre d’Eugène Enriquez, a pour corrélats l’instauration de la loi et une réévaluation de la figure symbolique du Père.
C’est sur ce point sensible que Lacan construit les principales catégories de sa propre entente de la psychanalyse. Dans la déclinaison des expressions où l’inconscient est déterminé comme ceci ou comme cela, il y en a deux que l’on ne peut pas ne pas rapprocher. “ L’inconscient, c’est la politique ” et “ L’inconscient, c’est le discours de l’Autre ”. Deux lectures peuvent en résulter. La première est que l’inconscient psychique n’est jamais solitaire, jamais refermé sur lui-même, mais immédiatement fonction de l’Autre, c’est-à-dire fonction du discours qui l’identifie : “ L’inconscient est une relation ou quelque chose qui se produit dans une relation. ” La seconde relie la question politique à celle de la domination, c’est-à-dire au discours de l’Autre comme discours du maître. Ce discours est conçu selon la dialectique hégélienne du maître et de l’esclave : le maître met l’esclave au travail, s’empare de l’excès de jouissance et dans le même temps maintient l’esclave dans l’illusion d’une possible suppression de la séparation. Cette centralité du politique dans la psychanalyse peut se retrouver à travers le signifiant phallique, ainsi que dans la triade fondamentale : le Symbolique, le Réel et l’Imaginaire .
Reste l’autre question : celle de l’usage de la pensée-Lacan dans le champ de la philosophie politique. À cet égard je dirai que cet usage serait salutaire, parce qu’il faut que la philosophie politique retrouve les questions touchant à la nature du désir, aux raisons des conflits et à la relativité des solutions. Il est en effet proprement stupéfiant que la plupart des courants contemporains de philosophie politique aient presque ignoré Lacan et plus généralement les apports de la psychanalyse. Or, revenir à la question du désir, de l’interdit, de la jouissance, du sacrifice, etc., ce n’est en vérité rien d’autre que revenir à un type de réflexion politique qui était celui de Platon, Machiavel ou Hobbes. Il importe que la philosophie politique se réveille. Sans quoi elle deviendrait une discipline normative dépourvue de chair et de sang.