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Présentation
Jean-Pierre Clero et Lynda Lotte
On ne peut pas attendre que les psychanalystes,
qui n’ont guère le défaut de chercher à concourir
ès qualité, à tout prix, au pouvoir politique, soient
très complaisants envers celui-ci, dans lequel ils repèrent,
fussent-ils recouverts des oripeaux républicains et démocratiques,
les traits du discours du maître, dont Lacan avait pensé
la nécessité structurelle dans les années 60, un
peu avant que n’éclatent les évènements de
mai 68. Dans les décennies qui ont suivi, le discours du maître
s’est fait particulièrement vil, car la maîtrise, qui
avait déjà été fort compromise sous l’effet
d’un utilitarisme triomphant depuis près de deux siècles,
tout en restant convoitée avec le même acharnement, est devenue
l’enjeu d’une pitoyable démagogie, le maître
ne voulant nullement assumer la maîtrise, mais seulement occuper
la place de maître, feignant ainsi de faire ce que les dominés
attendent de lui.
Il appartient aux psychanalystes de tenir ce discours de l’envers,
ce que les auteurs qui suivent ont fait, par un métier devenu instinctif.
Partis avec pour seule consigne de traiter des rapports de la politique
et de la psychanalyse, en centrant le propos sur la figure majeure de
Lacan - les auteurs de ce dossier ont spontanément usé de
la psychanalyse pour penser la modernité. Le discours de l’envers
de la politique et de la société n’est pas forcément
révolutionnaire, en ce sens qu’il ne préconise pas
nécessairement la révolution ; il peut même être
délibérément sceptique et conservateur ; mais il
met en pleine lumière toutes sortes de mouvements plus ou moins
visibles, qui trament notre temps, sans que nous paraissions leur attacher
la moindre importance, comme si, les voyant, nous n’en sentions
pourtant pas la puissance. Que le discours des psychanalystes ne relève
pas du militantisme révolutionnaire, comme il a pu parfois le faire
par le passé, dans l’entourage même de Freud, on s’en
apercevra au moins à deux traits. Le lecteur qui a pu enregistrer,
chez Lacan, dès le premier Séminaire, dans une réponse
foudroyante au Dr Leclaire, que le terme d’affectif en est un «
qu’il faut absolument rayer de nos papiers » (I,34), aura
sans doute la surprise de voir refleurir dans quelques textes qui suivent
une « théorie des passions », qui dénote moins
d’un retour à Freud qu’à Adam Smith ou à
Hume et qu’on aurait pu croire périmée dès
lors que l’articulation du symbolique, de l’imaginaire et
du réel semblait avoir rendu l’usage théorique définitivement
inutile. Il est vrai que Lacan lui-même ne s’est pas tenu
à sa consigne, à la fois trop féroce et trop étroite,
à l’égard des passions et qu’il a consacré
l’intégralité du Séminaire 1962-1963 à
l’étude de l’une d’entre elles, l’angoisse,
et promu le désir, unanimement tenu pour une passion par les classiques,
à la destinée prodigieuse que chacun connaît.
Le second point qui surprendra, dont l’enjeu est beaucoup plus profond
que le précédent, tient à l’accent mis sur
un aspect dont on ne saurait affirmer qu’il a été
oublié par les psychologues, les sociologues et les ethnologues
de notre temps, mais dont la jonction au politique n’a pas toujours
été mise en lumière : la structuration des relations
familiales et leur impact à la fois analogique et réel sur
l’organisation politique. La poussée du contractualisme chez
les philosophes du XVIIe et XVIIIe siècles leur a fait imaginer
un peu facilement et suivant une réfutation relâchée
qu’ils avaient enfoncé l’argumentation de Filmer ;
c’est quand la résistance anti-contractualiste s’est
organisée, d’abord avec Hume, puis plus explicitement encore
avec Bentham , dont Lacan a montré l’importance pour envisager
notre temps, que l’on a mieux compris les raisons du fameux Patriarcha
(publié en 1680, mais rédigée plusieurs décennies
auparavant) et ce que la structuration politique devait à l’organisation
familiale. Il serait peut-être temps de reprendre ces questions
sous un autre angle qu’historique; c’est ce que font M. Schneider
et P.Dufour de Conti, d’autant plus opportunément que les
problèmes éclatent partout sous nos yeux sans qu’on
veuille les voir et sans qu’on veuille regarder en face la réversion
des mœurs. La psychanalyse, témoin privilégié
du « nouveau désordre amoureux » qui se joue sous la
comédie de la libération sexuelle, est remarquablement placée
pour mesurer, penser, anticiper, sur le plan social et politique, des
phénomènes comme l’effondrement de la fonction paternelle,
la désinstitutionalisation des liens sociaux, familiaux voire sexuels,
et la maternisation croissante - plutôt que la féminisation
- du pouvoir, dont on attend plus de sécurité, plus de bien-
être. Le psychanalyste qui n’a ni à dicter les conduites,
ni à les maîtriser, peut déplorer que le politique
ne dise rien de ces questions, n’en débatte pas et légifère
tout de même en catimini sur des relations qui engagent très
profondément nos sociétés.
Sur tous ces points où la société se retourne sous
nos yeux, il est clair que la psychanalyse peut mettre l’accent
et enseigner des pesées plus exactes de ce qui est essentiel et
de ce qui est seulement plus sensible en apparence. Enracinée de
ce point de vue dans la lignée des Politiques d’Aristote
et de la Patriarcha de Filmer, la psychanalyse peut néanmoins pointer
les aspects nouveaux et les dangers politiques, juridiques et sociaux
de problèmes qui contiennent peut-être plus de dangers et
de lourdes menaces à venir que des questions plus voyantes et apparemment
plus litigieuses.
Essayons de dire, pour l’heure, ce que la psychanalyse peut
apporter de plus spécifique sur la politique et traçons
les quelques points sur lesquels pourraient le mieux porter ses éventuels
conseils. Son éclairage le plus essentiel consiste à aborder
la politique, par-delà les conceptions « individualistes
» et « contractualistes » qu’elle fait plutôt
apparaître comme des idéologies à partir de l’éclatement
du sujet. Freud avait commencé à regarder les choses systématiquement
sous cet angle dans ses textes sur le chef, la foule, la guerre, l’agressivité,
les renoncements pulsionnels exigés par la civilisation, les grands
fantasmes des leaders ; il est clair que les travaux constamment repris
par Lacan sur ce terrain ont porté leurs fruits, comme on le verra
particulièrement chez S.Zizek, par exemple. Aussi faudrait-il apprendre
de la psychanalyse que la façon dont se closent les choses est
au moins aussi importante que la manière dont elles commencent.
Quiconque ne se soucie pas du prix à payer pour tel ou tel phénomène
qu’il néglige d’accompagner sème des dettes,
en quelque domaine que ce soit.
P-L Assoun note, par exemple, combien il est dangereux de ne pas se soucier
de la fin des idéaux et d’imaginer que l’on peut agir
à leur égard comme s’ils allaient s’effondrer
tout seuls. La psychanalyse est une réflexion sur la fin, y compris
sur la propre fin de ce qu’elle met en œuvre. Son art ne se
sépare pas d’un savoir des dénouements.
On s’étonnera de voir une assez large unanimité des
psychanalystes sur les thèses politiques qu’ils abordent.
Est-ce parce que, en dépit de l’esprit critique qu’ils
affirment et qui paraît les animer, ils finissent par parler la
langue unique de leur communauté ? On aurait toutefois peine à
dire quelle est cette « communauté », déchirée
comme toutes les autres. En outre, s’ils s’entendent assez
généralement sur le diagnostic, les analystes divergent
très vite sur la route à suivre à partir de là.
Prenons l’exemple du religieux, que nous avons laissé en
chemin ou plutôt auquel le politique, faute de gérer les
relations essentielles, laisse le terrain libre, quand bien même
il feindrait de défendre les valeurs de laïcité. Dès
lors qu’on ne pense pas le politique en termes de contrat et que
l’on n’accorde pas aux droits de l’homme plus d’importance
qu’il leur revient, tout en refusant l’hypocrisie de leur
invocation, il est inévitable que l’approche de la politique
n’est pas séparable de la théorie de la religion :
c’est comme le rappelle E.Laurent, ce qu’on voit chez Freud,
à travers les thèmes du sacrifice, de la souillure et du
péché. Mais il y a plusieurs façons d’affirmer
cette inséparabilité : soit en tenant la religion pour une
interprétation, nécessaire sans doute, mais fictive, voire
illusoire et fallacieuse, des relations sociales, soit, après avoir
fait téléologiquement et comme miraculeusement coïncider
avec les « quatre discours lacaniens », non seulement quatre
passions, les quatre types d’activités sociales distinguées
par Weber, mais encore quatre moments religieux, en donnant, dans un savoir
néo-hégélien de l’existence, une sorte de consistance
ontologique à des catégories religieuses ou métaphysiques.
On verra que c’est le cas d’A.Juranville, dont on admirera,
qu’on les partage ou non, les propos sur la grâce.
Notre préférence va toutefois au discours des fictions qui
traverse les articles suivants, en donnant à celles-ci un statut
méthodique tout à fait actif, toujours singulier et diversifié,
où nous voyons l’essentiel de l’analyse et des signes
qu’elle adresse au chercheur en matière politique. On pouvait
certes s’attendre à ce que l’Etat soit invoqué
comme « une grande fiction » et que soit traitée de
même « la personne responsable moralement et/ou légalement».
On pouvait bien aussi imaginer qu’un certain nombre de questions
seraient posées en se demandant ce que Lacan en aurait pensé
; comment il aurait pris tel ou tel phénomène sur lequel
il ne lui a pas été possible de se prononcer : le pacs,
la parité, l’homoparentalité, l’indifférence
des sexes…On pouvait compter aussi que, renonçant à
la « fallacy » du contrat pour représenter le lien
politique, on eût recours à d’autres fictions comme
celle du meurtre du père par les frères sommés de
vivre en égalité et fraternité ou, comme M.Schneider
le suggère plus tragiquement que J.Allouch, voués à
l’entredestruction pour s’accaparer le sein maternel. On doit
ici à S.Zizek une remarquable pensée de l’espace qui
ouvre aux recherches topiques lacaniennes , si captivantes et si controversées,
des terrains d’enquête tout à fait essentiels. Avoir
au plus proche de soi, à portée de la main ce qu’on
ne supporte pas loin de soi en ce qu’il nécessite des efforts
pour l’atteindre ; reléguer au contraire loin de soi ce qu’on
ne veut pas avoir trop proche. Ces attitudes contradictoires, qui impliquent
des partages étrangement motivés, doivent être méticuleusement
analysées. Ces retournements de sens dont les analystes repèrent
partout des traces méritent qu’on en construise la dynamique
et les espaces particuliers, selon cette topologie très spécifique
qu’est celle de la psychanalyse.
Ainsi on comprendra peut-être qu’il importe assez peu de savoir
si les psychanalystes sont plutôt conservateurs ou plutôt
révolutionnaires, s’ils sont humanistes ou s’ils donnent
plutôt dans l’humanitaire. On peut être conservateur
et avoir la perception la plus fine des mécanismes révolutionnaires
; enlisé dans des discours de justification, de dénonciation,
d’accusation, le révolutionnaire est peut-être mal
placé pour dire l’essentiel sur les points d’inflexion
où le réel semble apparaître à vif un court
instant. Peut-être si anachronique et si inactuelle que soit l’expression,
faut-il dire de la psychanalyse que son principal apport en politique
est d’être un savoir de ce dont personne ne soupçonne
l’importance et qui est proprement révolutionnaire ; un savoir
de ce moment terrifiant quand il apparaît et fragile, aussitôt
recouvert par le déferlement symbolique et imaginaire.
Enfin, nous ne pouvons finir cette préface sans remercier très
vivement Jacques-Alain Miller qui a consacré plusieurs heures de
son temps à nous conseiller dans l’élaboration de
ce dossier, qui s’est prêté à l’exercice
d’un entretien interrogeant la postérité de Lacan
et qui a établi - dans le cadre du grand article- une leçon
inédite du Séminaire D’un Autre à l’autre
de Lacan, intitulée De la plus-value au plus-de-jouir, professée
le 13 novembre 1968. Les familiers, auditeurs ou lecteurs du Séminaire,
retrouveront le jaillissement inspiré, inattendu, cocasse et pourtant
toujours savamment calculé du propos lacanien.
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