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De
la liberté à la servitude sexuelle
Yves Charles Zarka
La pornographie est l’exhibition et la mise en scène de corps
ou de parties des corps dans l’exercice d’actes sexuels, principalement
en vue de produire une excitation d’un tiers spectateur. La posture
du tiers voyeur est évidemment essentielle. La pornographie se
trouve ainsi prise entre un hyperréalisme des gestes et des actes
exercés (pénétration, fellation, sodomie, zoophilie,
etc.) et la représentation pour le tiers. Elle est une étrange
hyperréalité qui n’existerait pas sans le voyant virtuel
et réel. La scène pornographique des corps diversement saisis,
agencés, superposés, pénétrés, c’est-à-dire
marqués, ne relève nullement de la comédie. Elle
ne connaît pas le paradoxe de l’être et du ne-pas-être
qui fait le comédien, parce qu’il n’y a pas de comédien
sur cette scène. Il y a certes de la simulation des gestes, des
postures et des expressions du plaisir, mais cette simulation n’a
rien à voir avec la comédie : elle est la transformation
du réel en hyper-réel ou, plus exactement, la négation
du réel dans l’hyper-réel . Simulation de l’excitation
; brutalité des postures, des gestes et des mouvements.
Mais cette définition de la pornographie est insuffisante. On n’y
a souligné que le marquage des corps, la simulation du plaisir
et la posture du tiers. Il manque une dimension décisive : la domination.
La pornographie est la sexualité réduite au sexe comme vecteur
d’un rapport de domination/soumission. Précisons : la sexualité
n’est pas uniquement le sexe . Elle est aussi une histoire consciente
et inconsciente où se jouent des relations entre le désir
et l’interdit, la rencontre et la perte, le plaisir et la loi, le
rêve et la réalité, l’amour et la mort. Elle
est encore une part d’imaginaire qui constitue une dimension de
sa réalité. Elle est intimité et retrait. Elle est
également langage : non seulement paroles qui la disent ou la font,
mais aussi paroles qui traversent les paroles ordinaires d’information
ou d’usage pour les surdéterminer érotiquement. Cela
veut dire que la sexualité se fixe, s’éprouve et s’atteint
dans le rapport à l’autre, même s’il s’agit
d’un autre manquant : rencontre, attente, séduction, consentement
ou refus, etc. En somme, la sexualité, c’est la subjectivité,
où il y va d’un rapport à soi dans le désir
ou l’aversion, le plaisir ou la peine, l’aveu ou le déni.
Ce n’est pas un hasard si l’histoire de la sexualité
de Michel Foucault s’est déployée en une réflexion
sur l’usage des plaisirs et le souci de soi pour aboutir à
une herméneutique du sujet.
Le sexe, c’est autre chose. Partie des corps, déplacement
des corps, imbrication des corps, excitation des corps... et, pourquoi
pas, mutilation des corps. Le sexe n’est pas subjectif . Il est
essentiellement physique et, pour cette raison même, susceptible
d’être exhibé, photographié, filmé dessus,
dessous, dedans, à côté. Le sexe ne connaît
pas l’altérité. Il ne connaît que le nombre
:1, 2, 3, 10, 20, 40, etc. Il s’excite par des gestes spécifiques
ou des images et se dé-existe. Les limites du sexe sont des limites
physiques : l’épuisement, la répugnance. Il y a des
performances sexuelles comme il y a des performances sportives. Les premières
peuvent être diversement représentées comme les secondes.
La pornographie est directement liée à cette représentabilité
du sexe. Elle veut donner à voir tout le visible, ce que l’on
peut voir ordinairement, et surtout ce qui échappe à cette
vision ordinaire. Ne rien manquer de l’acte sexuel, rendre sa transparence
au sexe, serait sa devise. Le sexe sans rapport à soi, sans intimité,
sans sujet, c’est cela l’objet de la pornographie. Mais les
actes sexuels seraient tout à fait insuffisants, s’ils n’enveloppaient
autre chose : une relation de domination et une jouissance du pouvoir.
Ainsi la sexualité est-elle prise entre deux dispositifs : celui
de la subjectivité et celui du pouvoir. La référence
à Foucault au sujet de la subjectivité doit évidemment
se doubler d’une seconde référence au même Foucault
sur le pouvoir. La première phase de son histoire de la sexualité,
La volonté de savoir, est un traité du pouvoir.
Mais on ne saurait se contenter de dire que le pouvoir assujettit et que
c’est dans cet assujettissement que le sujet se forme. Du reste,
Foucault, qui s’était arrêté d’abord sur
cette idée, l’a ensuite remise en question. Le sujet, la
subjectivité ne sauraient être définis comme le produit
de l’efficience du pouvoir, même lorsqu’on les considère
non comme des formes permanentes mais dans leur histoire. L’herméneutique
du sujet chez Foucault est une réflexion sur l’autoconstitution
historique du sujet . Pour ma part, je dirai que le lieu d’exercice
du pouvoir est celui où la subjectivité s’absente
ou se destitue (se résigne). Ce que montrait déjà
Hobbes, le plus grand penseur du pouvoir : la subjectivité, c’est
la résistance. Mais c’est une autre histoire. Les deux dispositifs
de la sexualité : subjectivité et pouvoir, ne sont pas absolument
distincts. On ne saurait définir, autrement que comme des cas limites,
d’un côté une relation purement érotique et
de l’autre une relation de domination. La relation amoureuse par
exemple comporte les deux dimensions selon des proportions diverses :
elle est pour une part effusion des subjectivités et pour une part
affrontement.
Or la pornographie représente précisément ce cas
limite où la domination prévaut à l’exclusion
de toute subjectivité. La jouissance pornographique est une jouissance
du pouvoir dont le vecteur ou l’instrument est le sexe (masculin,
ce qui ne veut pas dire nécessairement celui d’un homme)
et dont le lieu d’application est également le sexe (féminin,
ce qui ne veut pas dire nécessairement celui d’une femme).
Le corps est en effet le lieu où le pouvoir peut se manifester
ou s’exercer : attitudes de soumission, d’humiliation, d’entière
disponibilité à la volonté d’un ou plusieurs
maîtres, expressions d’acceptation de cette infériorité
et du plaisir éprouvé à un tel ravalement. Le corps
peut être l’objet d’une maîtrise dont ne sont
aucunement susceptibles l’esprit, la pensée ou la croyance
qui échappent à toute maîtrise externe : on peut obliger
quelqu’un à obéir ou à se soumettre, mais non
à croire ce que l’on veut qu’il croie. C’est
le sexe qui est le lieu privilégié dans le corps-lieu où
le pouvoir s’exerce : le lieu des marquages du corps. Comme la jouissance
pornographique est une jouissance du pouvoir, il s’ensuit deux conséquences
: 1 / l’objet de cette domination peut être, en principe,
indifféremment une femme, un enfant, un homme voire un animal.
Mais c’est bien sûr le corps de la femme qui a été
traditionnellement le lieu de marquage du pouvoir ; 2 / Les lieux corporels
de marquage sont multiples ; le sexe est, je l’ai dit, le lieu privilégié,
mais il peut y en avoir d’autres : blessures, mutilations, infirmités
diverses peuvent servir de substituts sexualisés . La pornographie
s’étend ainsi, au-delà des actes sexuels proprement
dits, à des tortures, des sévices de toutes sortes, jusqu’à...
la mort en direct, comme dans les snuff movies. C’est en
ce sens et en ce sens seulement que la sexualité est mortifère.
Que reste-t-il des délires sur la libération pornographique
qui aurait eu pour effet de nous arracher à deux mille ans d’hypocrisie
morale et religieuse ? Que reste-t-il du mythe du libre consentement des
“ acteurs ” porno ? Rien, ou plutôt rien d’autre
que la servitude volontaire que l’on donne pour de la libre adhésion.
Que reste-t-il du sentiment de liberté du moi dans l’usage
et le maniement sexuel (par d’autres) de son corps entièrement
maîtrisé ? Un sujet vide et un corps nu, qui n’est
plus un corps propre (mon corps), mais un corps-objet, sans doute vivant,
mais si peu.
Il faudrait retracer le cheminement qui, dans le rapport occidental à
la sexualité, a rendu possible cette réduction du corps
à un lieu de marquage du pouvoir et qui, aujourd’hui, se
diffuse à travers l’industrie pornographique partout dans
le monde, et à travers toutes les générations. Il
ne m’est pas possible de le faire ici. Ce serait pourtant indispensable
pour comprendre ce que d’autres excès et d’autres terreurs
symétriques nous disent dans d’autres civilisations : la
femme soumise au voile, interdite sous prétexte de pudeur. Les
modes de marquage des corps sont susceptibles de nous apprendre beaucoup
de choses sur l’histoire du pouvoir, en Occident comme ailleurs.
Ici et maintenant, nous sommes loin de l’idéologie de la
libération sexuelle des années 1970: plutôt dans la
servitude sexuelle ; pis, dans la destruction pornographique de la sexualité.
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