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Présentation
La pornographie à la croisée des savoirs
Sandra Laugier et Michela Marzano
La pornographie est un sujet difficile. La difficulté
est d’abord de trouver une posture qui ne soit pas bêtement
moralisatrice, sans pour autant céder à la fascination du
porno qui influence pas mal de positions libérales sur le sujet.
Pas question pour nous de dénoncer le porno, au même titre
que la violence, comme représentant une menace générale
ou un danger pour la jeunesse : ce type de critique alarmiste consiste
surtout à ériger ses préjugés et/ou son ignorance
en norme générale, et conduit tout droit à une forme
de censure. Mais pas question, devant la tentation de la censure, de défendre
sans réflexion la pornographie, ni non plus de simplement décrire
ses formes : la pornographie (son succès, comme son évolution
récente) est bien un symptôme, l’expression d’une
situation, de croyances. Elle est même selon certaines féministes
américaines, au-delà d’une expression, une action,
qui crée ou maintient une soumission, voire fait violence. On peut
donc essayer d’adopter une posture critique sur la pornographie
sans pour autant se mêler de vouloir l’interdire, ou de donner
des arguments à ceux qui, dans l’esprit de répression
qui souvent domine aujourd’hui, voudraient prendre des mesures pour
la contrôler. Cela nécessite une certaine connaissance du
domaine et de ses enjeux.
1. Depuis quelques mois, la pornographie fait la « une »
des journaux, des magazines, de la radio, des émissions télévisées.
Tout le monde en parle. Il est vrai que, d’après les statistiques,
quasiment tout le monde peut revendiquer une compétence sur ce
sujet. On s’intéresse aussi aux récits autobiographiques
des acteurs et des actrices pornographiques, ou à des récits
gentiment pornographiques d’auteurs plus respectables. Tout le monde,
d’une façon ou d’une autre, et peut-être sans
le vouloir, participe à une espèce de voyeurisme collectif,
le même voyeurisme qu’ils sont censés questionner et
éventuellement critiquer.
Le 6 juin 2002, le ministre de la culture confiait une mission à
une universitaire, Blandine Kriegel et d’autres « experts
» pour réfléchir à l’impact de la violence
et de la pornographie à la télévision sur le public,
et notamment les jeunes. Mais de quelle expertise relève la pornographie
? Mystère. Cette question (épistémologique) du type
de savoir nécessaire à un traitement de la question, de
la compétence dont relèverait la pornographie, n’est
jamais posée. Il n’en reste pas moins que, en juillet, le
CSA, dans un communiqué envoyé à la presse, préconisait
« la suppression des programmes pornographiques dans les services
de télévision français en conformité avec
l’art. 22 de la directive européenne Télévision
sans frontières qui prévoit que les services de télévision
ne doivent comporter ‘aucun programme susceptible de nuire gravement
aux mineurs, notamment des programmes comprenant des scènes de
pornographie ou de violence gratuites’ ». Et que le 14 novembre
2002 le rapport Kriegel remis au Ministre de la Culture Jean-Jacques Aillagon
recommandait un programme de mise hors de portée des enfants des
représentations pornographiques : « Les programmes violents
ou pornographiques ne doivent en aucun cas être diffusés
dans des tranches horaires susceptibles d’être regardées
par les enfants de 7 heures à 22 heures 30».
Mais les critères du violent et du pornographique, contrairement
aux apparences, ne sont guère définissables, et la censure
n’est pas loin. De plus, l’argument moraliste des enfants
en danger occulte les véritables problèmes que pose la pornographie,
et notamment ceux la violence (symbolique ou réelle) faite aux
femmes. Il est amusant de constater que les experts s’émeuvent
de la pornographie dès qu’elle risque d’atteindre leurs
enfants, sans jamais s’être inquiété outre mesure
de ses conséquences (dont la nature est à déterminer,
certes) sur les femmes ! Encore un symptôme de la dégradation
de la situation du féminisme en France (voir Cités, N°10,
sur le féminisme).
Mais qu’est-ce que la pornographie ? Comment la qualifier dès
lors que la frontière entre érotisme et pornographie semble
aujourd’hui mise en question et que le cinéma, la littérature,
internet, les magazines et la télévision sont en train d’accueillir
ce qui auparavant était destiné à un public spécifique
et dans des lieux circonscrits ? Comment essayer de garder une distinction
entre érotisme et pornographie, sans pour autant utiliser une logique
simpliste, et insoutenable au plan esthétique, qui trace a priori
les limites entre un « bon érotisme » et une «
mauvaise pornographie » ? Bien qu’il semble naturel de tenter
d’évaluer l’impact de l’environnement médiatique
sur les jeunes, les réponses sont loin d’être claires.
Certes, la télévision valorise des modèles de comportement,
véhicule des modes, instille des messages et une façon de
se représenter le monde. En même temps, il semble difficile
d’imputer mécaniquement l’augmentation de comportements
sexuels violents (comme les viols collectifs) à la télévision.
D’autant plus qu’en vertu d’une jurisprudence de la
Cour de cassation, les films pornographiques à la télévision
ne sont autorisés qu’après minuit, et que la plupart
des chaînes respectent déjà un cahier des charges
ou une charte qui interdisent toutes les scènes de violence, les
actes agressifs, le sado-masochisme et les scènes de soumission,
la pédophilie, l’inceste, la zoophilie et l’incitation
au viol. Que demander de plus sans vouloir décider de ce qui est
« bien » ou « mal » en matière de sexualité
?
2. D’un point de vue juridique, la loi de 1975 (qui instituait un
classement X pour les films à caractère pornographique)
ne donnait aucune définition de la pornographie et renvoyait à
un décret (jamais rédigé) pour la préciser.
Lorsque la question fut posée au Conseil d’Etat, il se contenta
normativement de décider de la nature pornographique d’un
film, sans donner d’éléments sémantiques. Au
point que la seule ébauche de définition légale reste
celle du commissaire du gouvernement, M. Genevoix, qui proposa en 1981
cette remarquable dialectique érotisme/pornographie : « Le
propre de l’ouvrage érotique est de glorifier, tout en le
décrivant complaisamment, l’instinct amoureux, le geste amoureux.
Les oeuvres pornographiques, au contraire, privant les rites de l’amour
de leur contexte sentimental, en décrivent simplement les mécanismes
physiologiques et concourent à dépraver les mœurs s’ils
en recherchent les déviations avec une prédilection visible.
Est de caractère pornographique le film qui présente au
public sans recherche esthétique et avec une crudité provocante
des scènes de la vie sexuelle et notamment ses scènes d’accouplement
».
La distinction ici proposée par le commissaire entre érotisme
et pornographie repose uniquement sur l’existence d’un «
contexte sentimental ». Quel est le sens de ce critère ?
Est-il immoral et dangereux de représenter du sexe sans sentiment
? Et que signifie « glorifier » le geste amoureux ? Existe-il
une description mécanique des scènes sexuelles ? Qu'entend-t-on
par « dépravation des mœurs » ? Le plus intéressant
étant le critère de « l’absence de recherche
esthétique », dont on peut se demander en quoi les membres
d’une commission de censure sont compétents pour la percevoir,
et qui, comme le montreraient des exemples récents (de défense
esthétique de l’extrême violence) est à double
tranchant.
Le concept d’outrage aux bonnes mœurs est assez problématique
et renvoie nécessairement à une vision plus ou moins «
officielle » de la morale, sans pour autant ajouter quoi que ce
soit à la compréhension du phénomène pornographique.
C’est peut-être pour cette raison qu’il a été
abandonné en 1994 et que le Code pénal n’y fait plus
référence. Désormais, l’Etat se soucie presque
uniquement des mineurs, tout étant toléré, sauf la
pédophilie.
Il n’en reste pas moins que la question de la violence d’une
image, de son pouvoir, n’est pas réglée. Que dire
par exemple d’une représentation de viol ? Peut-on se contenter
de dire qu’il ne s’agit que d’une fiction, et n’y
a-t-il pas un problème ? La question se pose aussi du statut des
professionnels du porno. Peut-on imaginer que les acteurs et les actrices
qui acceptent de tourner une scène de viol collectif ne font rien
d’autre qu’exercer un métier comme un autre et que,
dès lors qu’ils consentent, il n’y a rien à
dire ? Les professions du sexe sont-elles des voies professionnelles ordinaires
? C’est la question du statut social de la pornographie, qui n’est
en général abordée de front ni par les adversaires
ni par les partisans (si l’on peut dire) de la pornographie.
3. À quelques exceptions près la réflexion
théorique sur la pornographie, que ce soit pour ou contre d’ailleurs,
est singulièrement pauvre en France, sans doute du fait d’une
tradition « gauloise » qui conduit à répondre
à toute tentative en ce sens par de gras ricanements – ou
du déclin des argumentations féministes ou de la tendance
à l’esthétisation : on peut aussi mentionner l’émergence
du porno chic comme genre littéraire. Aux Etats-Unis, à
l’inverse, depuis un certain nombre d’années, philosophes
et juristes essaient de donner leur contribution à un débat
complexe qui est à la fois moral, juridique et politique, en utilisant
une série d’instruments d’analyse sophistiqués
(de la théorie des actes de langage de J.L. Austin à l’analyse
juridique des Amendements de la Constitution Américaine). Catherine
McKinnon et Andrea Dworkin essaient de montrer que la pornographie est
un véritable « acte », pouvant causer un préjudice
aux femmes et violant le principe d’égalité : il y
a ainsi une critique féministe de la pornographie, tandis qu’à
l’inverse, au nom de la liberté d’expression, d’autres
féministes comme Nadine Strossen et Sallie Tisdale soulignent la
valeur, pour les femmes, d’un discours plus libre sur la sexualité
et vont jusqu’à considérer la pornographie comme un
instrument d’émancipation féminine, comme elle a pu
l’être par exemple pour les homosexuels.
En France, la situation est bien différente au plan théorique
: c’est surtout le voyeurisme non critique qui est le point de départ
obligé de toute réflexion. La directrice d’Art Press,
Catherine Millet, prétend ainsi réaliser une oeuvre conceptuelle
lorsqu’elle fait dans son roman (qui a par ailleurs rencontré
un succès public spectaculaire) de sa vie sexuelle une véritable
« installation ». Quoi qu’il en soit, et malgré
un nombre grandissant d’opuscules et d’essais sur le sujet,
une véritable analyse de la pornographie semble encore absente.
Et cela est d’autant plus vrai si, par analyse de la pornographie,
on entend la tentative de comprendre les liens entre représentation
de la sexualité et sexualité, désir et plaisir, transgression
et interdits, ouverture à l’autre et consentement.
Lorsqu’on aborde la question de la pornographie, le premier problème
à résoudre est celui de sa définition. Est-il possible
de définir le concept de pornographie sans avoir déjà
une interprétation préalable du phénomène,
sans produire une évaluation du phénomène pornographique
? La normativité est une constante des discours sur la pornographie,
quels qu’ils soient. Pour répondre à ces questions,
il faut tout d’abord chercher à démêler certaines
confusions conceptuelles qui entourent aujourd’hui l’usage
de ce terme. D’une part, en effet, ce terme est souvent utilisé
afin de désigner des représentations sexuellement explicites
de personnes. D’autre part, certains auteurs nous proposent une
définition évaluative du concept, définition selon
laquelle on peut bien considérer comme pornographique toute représentation
qui approuve le spectacle de femmes (ou d’hommes dans certains cas)
soumises à des sévices sexuels.
Cependant, dans le cas où la définition de pornographie
se limite à qualifier comme pornographique toute représentation
sexuellement explicite de personnes et cherche ainsi à rester sur
un plan descriptif et neutre, on n’arrive pas, au moins en principe,
à concevoir une différence authentique entre une image ou
une description pornographique et une image ou une description simplement
érotique. Dans le deuxième cas, c’est-à-dire
dans le cas où l’on préfère donner une définition
évaluative du phénomène pornographique, on oublie
de délimiter son objet et l’on glisse automatiquement vers
un jugement de valeur qui prétend départager a priori le
« bien » du « mal ».
L’étymologie du terme « pornographie » est grecque
(« écrit sur les prostituées » ; voir ici l’entretien
avec Ph. Sers). Le mot, cependant, n’a pas été utilisé
jusqu’au XVII siècle, quand le terme « pornographie
» a commencé à être utilisé pour indiquer
les représentations explicites des organes sexuels ou des actes
sexuels. C’était le début d’une confusion qui,
depuis le XVII siècle, entoure la pornographie et l’érotique,
en mélangeant genres et représentations différentes
de la sexualité. Car, en définissant comme pornographique
chaque représentation explicite de la sexualité, on empêche
toute réflexion sur la pornographie comme genre spécifique,
transformant ainsi le discours sur la licéité du porno en
discours sur la licéité de toute représentation de
la sexualité.
De ce point de vue, l’objectif prioritaire de ce dossier est de
fournir au lecteur un certain nombre d’éléments pour
qu’il se fasse lui-même une idée du phénomène
pornographique. Les articles proposés sont assez différents,
non seulement d’un point de vue méthodologique, et des compétences,
mais aussi pour leur contenu et de prise de position idéologique.
Chaque auteur aborde le problème « pornographie » selon
sa sensibilité et ses croyances en matière sexuelle ou autre,
tout en essayant de donner aux lecteurs quelques instruments conceptuels
d’analyse. Le résultat escompté est une espèce
de kaléidoscope dans lequel chacun peut essayer de se retrouver
et se trouver de façon critique. Ce qui n’exclut pas les
prises de position et les points de vue normatifs. Par exemple l’article
de Michela Marzano, La nouvelle pornographie et l’escalade des pratiques
: corps, violence et réalité, veut interroger la vision
que la pornographie contemporaine donne de l’individu. La question
qu’elle pose est celle de savoir si, dans les représentations
pornographiques contemporaines, l’individu a encore un statut, et
le désir a encore une signification. Elle conclut donc que les
représentations pornographiques, en représentant des corps
qui ne sont plus corps, des individus qui ne sont plus des sujets sont
mortifères, et contribuent à l’affaiblissement de
l’idée même d’être humain. Dans le même
esprit, L. Radoilska se demande si la « démocratisation »
attrayante de la sexualité mise en évidence par les documentaires
de Karlin et les écrits de Catherine Millet ne cache pas une séparation
plus grande du sexe et du réel « intime ». Mais d’autres
interventions se refusent à prendre position, et interrogent par
là même la possibilité d’avoir une approche
neutre du sujet. Pornographie et handicap d’Alain Giami et La sexualité
entre pornographie et travail de création de Pascale Molinier,
ainsi que l’article de Nathalie Nicolic abordent la question de
la pornographie d’un point de vue psychologique (ou psychopathologique)
et sociologique. Le premier nous donne une description détaillée
d’un nouveau type de pornographie qui utilise le handicap et l’amputation
comme moyens de susciter l’excitation : à travers l’analyse
d’un certain nombre de documents peu diffusés en dehors d’un
milieu spécialisé, il nous apprend que la représentation
de certaines infirmités, et notamment celles qui résultent
d’amputations et de mutilations, est considérée comme
porteuse d’un potentiel érotique. Le deuxième, à
son tour, après avoir qualifié la pornographie comme la
suspension de la tendresse au profit de la pure excitation, nous donne
un aperçu d’un certain genre de travail créatif, comme
celui de la réalisatrice Catherine Breillat, qui vise à
transgresser les frontières du genre et à suggérer
que c’est le rapport social entre hommes et femmes qui aboutit à
la différentiation du désir sexuel. Nathalie Nicolic offre
au lecteur une série d’instruments pour comprendre l’évolution
institutionnelle des frontières entre érotisme et pornographie
et analyse les différents critères utilisés par la
Commission de classification des œuvres cinématographiques.
Nous avons voulu ainsi, en un domaine où les idéologies
et les opinions prévalent, donner simplement des faits. Mais il
faut aussi aller plus loin dans l’analyse. Les articles de Bruno
Ambroise, d’Elise Domenach, de Luca Parisoli (Liberté d’expression,
égalité et protection juridique) analysent la pornographie
à l’intérieur du contexte de la philosophie du langage
et du droit. Bruno Ambroise, puis Elise Domenach, analysent et critiquent
la pornographie en termes d’actes de langage, en utilisant la théorie
d’Austin, non seulement le concept de force illocutoire, mais aussi
le domaine négligé du perlocutoire; Luca Parisoli met à
l’épreuve la théorie libérale afin de montrer
comment le problème de la pornographie met en jeu non seulement
la liberté d’expression, mais aussi la balance des droits.
Ainsi, la pornographie ne se limite pas à l’image, elle est
bien affaire de discours et pose très directement la question de
la normativité du langage et de la représentation (voir
ici l’intervention de Pascal Engel et Kevin Mulligan).
Le dossier ne prétend en rien, on peut le constater à la
lecture de cette liste, à l’exhaustivité. Dans un
domaine où les productions comme les commentaires surabondent,
où beaucoup s’expriment sans retenue (sans doute parce que
chacun, à tort ou à raison, se sent compétent en
matière de sexualité) nous proposons plutôt de parler
moins et de s’interroger précisément sur la compétence,
le savoir nécessaire pour aborder ces sujets, a fortiori pour y
légiférer et pour y instaurer des normes.
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