Sommaire général
 
  Débat : L'espèce humaine en débat
 
 

Introduction
L’espèce humaine et la menace bioéthique


Emmanuel Picavet


En réunissant un certain nombre de contributions prenant directement pour objet l’espèce humaine et la vie humaine, nous avons aussi voulu participer au débat naissant, mais déjà presque étouffé, entourant les biotechnologies et les bouleversements de la médecine. L’opinion reçue est que l’évolution rapide des techniques fait peur à une partie du public, et que ces peurs doivent être dissipées grâce à l’intervention d’esprits plus éclairés. Mais il est des craintes justifiées, et celles-ci concernent sans doute, davantage que les techniques elles-mêmes (y a-t-il encore quelque chose à craindre, après l’invention des armes de destruction massive?), l’affaissement des convictions morales qui pourraient contenir l’utilisation désastreuse des possibilités techniques.
Outre les questions fondamentales abordées dans les textes qui suivent, quelques aspects du débat contemporain méritent à mon avis d’être mis en évidence en raison de leur signification morale et politique immédiate. Les idéologies du consensus amoral, du compromis systématique avec les puissances économiques (avec ceux qui, par leur position sociale, sont en mesure de susciter le débat afin d’obtenir des autorisations conformes à leurs intérêts particuliers) et de l’accompagnement des techniques - qui sous-tendent une partie de la “bioéthique” institutionnelle contemporaine - donnent lieu à des craintes légitimes, dans la mesure où elles paraissent en mesure de contribuer, en contexte démocratique, à la légitimation et à la légalisation des actes les plus insoutenables, et ainsi, à une véritable démocratisation des atteintes à la dignité humaine. En ce sens, on pourrait évoquer une “menace bioéthique” pour désigner le risque anthropologique qui affecte l’espèce dans son ensemble (à travers les décisions d’inspiration nihiliste prises en particulier dans les pays occidentaux ou occidentalisés). Le risque est dans la disparition des défenses éthiques, plus que dans la technique elle-même.
En France, on a pu mesurer l’impact des groupes d’influence professionnels et financiers, et surtout le rôle de la démission éthique des milieux politiques, dans l’affaissement des garanties morales minimales qui entouraient jusqu’ici l’être humain. L’utilisation instrumentale de cellules-souches et la destruction de nouveaux embryons humains à des fins de recherche ou en vue de l’élaboration de thérapies nous font entrer dans l’ère de l’”embryon médicament”, dans laquelle on juge normal que certaines entités humaines (capables de devenir une ou plusieurs personnes dans certaines circonstances) ne connaissent ni la vie, ni la disparition en tant qu’entités humaines, mais voient leur développement vital détourné pour constituer des objets, simplement produits et utilisés par les congénères. Ainsi, certaines entités qui appartiennent à l’espèce humaine,- celles dont le développement, peu avancé, ne répond pas à des projets spécifiques de congénères - se trouvent ravalées au rang de simples objets et entrent à ce titre dans la sphère des échanges.
Comment une telle rupture avec les principes de base antérieurement admis a-t-elle été possible? Pourquoi est-on entré dans l’ère où l’altérité peut être réduite au rapport à un objet? Parmi les facteurs explicatifs, il faut sans doute mentionner l’influence des conceptions de la bioéthique mondialisée, dont l’un des objectifs est la constitution d’un comité d’éthique mondial, et qui réclame dès à présent la disparition totale de toute idée de garantie morale de l’être humain en tant que tel, de manière à faciliter le “progrès” des sciences et des techniques. Ce point de vue est parfaitement exprimé, avec une honnêteté intellectuelle qu’il faut saluer, par Hyakudai Sakamoto, président de la société de philosophie des sciences du Japon, dans son récent article, “A Challenge to the concept of Human Rights and Human Dignity from the Philosophical Viewpoint of Global Bioethics” ( “Un défi au concept de Droits de l’homme et de dignité humaine du point de vue philosophique de la bioéthique mondiale”) (Journal international de bioéthique, 2002, 13 [2], p. 23-30). Selon cet auteur, le seul moyen d’atténuer les conflits naissant des rapports entre civilisations est d’en finir avec les idéologies non-relativistes, en particulier celles qui consistent à demeurer attaché à des idées comme celles de dignité humaine, ou de “droits de l’homme”. Alors seulement on pourra mieux comprendre, si l’on en croit l’auteur, la signification d’ “incidents sociaux” comme le massacre de la place Tien-an-Men, et aussi, faire taire les oppositions devant les actes trop souvent perçus comme des violations des “droits de l’homme” ou des actes attentatoires à la dignité humaine, en particulier, le clonage thérapeutique, l’expérimentation sur l’embryon (ou l’exploitation de cellules-souches d’origine embryonnaire) ou encore, la modification génétique de lignées humaines.
Ainsi, la bio-éthique post-moderne et post-humaniste, dégagée de tout préjugé normatif, peut mener à une attaque politique frontale contre l’idée même de dignité humaine, et contre les droits de l’homme. Le débat si singulier entre Peter Sloterdijk et Jürgen Habermas a, par ailleurs, contribué à révéler au grand public l’ampleur de la lame de fond nihiliste et anti-humaniste dans la bioéthique contemporaine (voir à ce sujet Le principe d’humanité de Jean-Claude Guillebaud, ainsi que l’article de Céline Lafontaine, “La cybernétique matrice du posthumanisme”, Cités 4, 2000, p. 59-71). Le résultat de ces développements est de promouvoir l’ultra-libéralisme économique autour des intérêts constitués, dont on élargit le champ en légitimant l’exploitation, et pourquoi pas le commerce, des entités humaines, et en accréditant tout d’abord l’idée de droits de certains êtres humains sur la substance même d’autres entités humaines.
Ce que nous avons en commun avec l’embryon que nous fûmes, et que nous voyons désormais produit en masse à des fins diverses et stocké en dehors du corps humain, ce n’est certes rien de bien apparent, mais c’est tout de même l’appartenance au genre humain. Dès lors, les protections juridiques dont nous bénéficions en tant qu’êtres humains plus développés sont suspendues dans le vide. Elles semblent désormais tributaires, quant à leur légitimation, de doctrines aussi fantaisistes qu’arbitraires sur la notion de “personne” (personne ne sait très bien de quoi il s’agit en dehors de sa propre école de pensée), sur la “liberté” ou l’”autonomie” (éternels sujets de querelles), sur la reconnaissance mutuelle dans la société (comme si la société était un milieu bien défini...), voire sur l’”esprit”, l’intelligence ou d’autres notions controversées. On peut d’ailleurs noter que ces diverses conceptions estimables mais arbitraires (auxquelles les citoyens peuvent parfaitement se sentir étrangers) ont en commun de reposer sur des critères élitistes, puisqu’elles mettent en général l’accent sur des capacités ou dispositions dont ne disposent pas tous les êtres adultes qui appartiennent à l’espèce, à cause des accidents de la nature ou de l’existence. Etre humain ne suffit plus: il faut être quelque chose de plus, semble-t-on dire, pour mériter le respect.
En bref, il est difficile de résister à l’impression que devant les pressions financières et professionnelles, et devant l’hostilité de principe d’une partie de la classe politique à toute référence morale (si neutre et laïque soit-elle, comme c’était le cas pour le principe de respect de la dignité humaine), rien ne résiste, pas même les convictions de base qui paraissaient constituer la leçon naturelle de la traversée des totalitarismes du vingtième siècle. Contrairement à ce que l’on tire d’un argument erroné qui a quasiment acquis un statut officiel, cela ne signifie pas que l’on renonce à imposer un système de valeurs, de manière à respecter la pluralité des valeurs. Cela signifie plutôt qu’un système de valeurs très particulier, de type anti-humaniste et nihiliste, se trouve promu au détriment des références éthiques exprimant le respect de la dignité humaine liée à la simple appartenance à l’espèce humaine (sans qualification élitiste supplémentaire reflétant telle ou telle conception exaltée, philosophiquement ou scientifiquement fragile, de la destination de l’homme ou du propre de l’homme).