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Le
retour du religieux dans la guerre
Yves Charles Zarka
Qu’est-ce que la guerre ? Une situation dans laquelle les différends
ne peuvent être tranchés que par la force ou la violence.
La guerre n’est pas en elle-même uniquement violence ouverte
ou affrontement sur le champ de bataille, mais un état du rapport
entre les parties qui en fait des belligérants. Il peut donc y
avoir état de guerre même s’il n’y a pas d’affrontement
direct : on sait que la guerre peut être froide ou chaude. Ainsi
conçue, la guerre est un rapport de puissances et la victoire reviendra
à celui qui dispose d’une puissance supérieure à
l’autre. La puissance n’est pas uniquement la force militaire
(le nombre des soldats, la qualité de l’armement à
un moment donné, etc.) et son usage tactique et stratégique
; elle comporte également d’autres aspects objectifs (l’infrastructure
économico-industrielle, la préparation de l’armée,
la connaissance du terrain, la capacité de se faire des alliés,
etc.) et subjectifs (la motivation des peuples et des troupes, la détermination
des chefs, la mobilisation de l’opinion publique, etc.). Or, ces
facteurs, souvent instables, font de la guerre un phénomène
dont l’issue est incertaine, ou au moins en général
peu conforme à ce qui a été prévu sur le papier.
Cela veut dire qu’une guerre n’est jamais gagnée avant
d’être menée et qu’elle comporte toujours un
aspect aléatoire.
La logique de la guerre est donc une logique de la puissance. Le concept
moderne de la guerre sur lequel nous avons vécu depuis le XVIIe
siècle jusqu’à la fin du XXe est celui de la guerre
entre États, c’est-à-dire de la guerre publique internationale.
Des trois sortes traditionnelles de guerres : la guerre privée
(entre individus), la guerre mixte (entre des particuliers et l’État)
et la guerre publique entre États, cette dernière s’est
imposée parce que seuls les États possèdent cette
permanence qui fait de la guerre ce qu’elle est, à savoir
autre chose qu’un conflit ponctuel lié à des intérêts
immédiats et disparaissant aussi rapidement qu’eux. Le concept
de guerre international entre États, ayant des intérêts
spécifiques distincts qui déterminent leurs conduites, n’invalide
nullement celui de guerre civile interne à un État soumis
à des luttes de faction. Mais l’idée moderne de l’État
avait pour fonction, comme l’a amplement souligné Hobbes,
de maîtriser, voire de supprimer, les causes de guerre internes
pour replacer l’État dans l’espace de son rapport conflitctuel
irréductible avec les autres États.
Or, c’est précisément cela qui a changé aujourd’hui,
au début de l’époque effrayante qui s’ouvre
devant nous. Certes, les guerres entre États existent toujours,
mais elles ne sont plus la norme. Les guerres ethniques, religieuses,
culturelles entre groupes ou peuples ne connaissent pas les frontières
des États-nations, elles traversent ces États selon des
lignes de fracture très différentes. En outre, l’émergence
d’un terrorisme international dont les acteurs sont des organisations
non étatiques – bien qu’elles soient le plus souvent
soutenues par des États ou ce qui en tient lieu – susceptibles
d’accomplir des actes de guerre a également contribué
à faire de la guerre autre chose qu’un conflit entre États.
Enfin, l’apparition d’armes nouvelles non conventionnelles
de destruction massive, qu’elles soient chimiques ou biologiques,
a transformé considérablement la question des moyens de
la guerre. On voit donc comment les formes nouvelles de guerre exigent
une redéfinition de la sécurité des États
: les frontières du territoire national ne peuvent plus être
considérées comme les bornes de la sécurité
nationale. Nous sommes passés de la guerre moderne aux guerres
postmodernes. Les conséquences de ce passage sont considérables.
Ce qu’il importe, cependant, de noter, c’est que la guerre
moderne entre puissances étatiques possédait un principe
de limitation interne. Certes, ces guerres ont été et sont
encore terribles, leur prix pour les sociétés et les hommes
est toujours très lourd. Mais, si terribles soient-elles, elles
comportent une limite interne qui est liée au phénomène
de puissance qui les soutient et les alimente. Autrement dit, une guerre
entre puissances étatiques est gouvernée par un principe
de rationalité sans lequel elle devient autodestructrice. Ce principe
peut se résumer ainsi : une guerre n’est entreprise ou poursuivie
que parce qu’on en attend une augmentation ou au moins une conservation
de la puissance de l’État. Il peut, bien entendu, y avoir
une erreur d’évaluation, c’est pourquoi bien des guerres
ont eu des conséquences inverses de celles qui en étaient
attendues. Mais le principe lui-même, loin d’être remis
en cause, est plutôt confirmé par les erreurs des politiques
ou des militaires. Le corollaire de ce principe est qu’une guerre
devient irrationnelle lorsque sa poursuite implique un affaiblissement
et, à plus forte raison, un effondrement de la puissance qui la
mène. L’affirmation de la puissance apparaît ainsi
comme la cause et la limite de la guerre dans un champ international conçu
comme rapports (équilibre ou conflit) de puissances étatiques.
Parler de rationalité de la guerre n’implique aucun jugement
moral, mais une simple considération de l’intérêt
qui motive le déclenchement et la poursuite de la guerre. La guerre
comme phénomène de puissance a une rationalité qui
à la fois en rend compte et la limite de l’intérieur.
Or, aujourd’hui cette limite immanente est remise en cause, non
dans toutes les guerres, mais dans une des composantes particulièrement
sensibles des guerres postmodernes. Je veux parler du retour du religieux
dans la guerre. Ce à quoi nous assistons aujourd’hui dans
un certain nombre de guerres qui se développent sous nos yeux (guerres
balkaniques, conflit israélo-palestinien, affrontements ethnico-religieux
en Inde, mais aussi dans la guerre d’Irak) c’est, selon moi,
moins à un retour des guerres de religion qu’à un
retour du religieux dans la guerre, ce qui est tout différent.
Une dimension religieuse vient affecter directement le statut de la guerre.
Ce retour du religieux prend la figure dominante de l’appel au djihad
islamique qui se retrouve dans un très grand nombre de conflits,
sinon en tous. Dans le conflit israélo-palestinien, par exemple,
alors que la première Intifada était politique et laïque,
la seconde est religieuse : ce n’est pas par hasard qu’elle
a été nommée Intifada d’Al Aqsa. Or, de l’une
à l’autre, il y a eu des modifications considérables,
en particulier l’invention des bombes humaines qui contredit deux
principes traditionnels de la guerre : 1 / un soldat ou un combattant
ne se bat pas pour mourir mais au contraire pour sauver sa vie et celle
des siens ; 2 / la guerre ne vise pas à tuer aveuglément
des populations civiles, mais à neutraliser ou à vaincre
l’ennemi en armes. Mais ce retour du religieux, sous la figure de
l’islamisation de certaines guerres, se trouve malheureusement comme
redoublé, voire même justifié, dans la guerre actuelle
d’Irak par ce qui paraît aussi, parfois, prendre la figure
d’une croisade pour le bien et la liberté contre l’
“ axe du mal ” dans le discours du gouvernement actuel des
États-Unis. La rhétorique religieuse ou quasi religieuse
n’est jamais de pure forme, elle modifie de l’intérieur
non seulement la signification, mais aussi la finalité de la guerre.
Ce double retour du religieux (sans qu’on puisse mettre les deux
phénomènes sur le même plan) a donc des conséquences
considérables ; pour m’en tenir simplement à l’une
d’entre elles, je dirais qu’il a pour effet de supprimer toute
limite dans la guerre, même la limite qu’imposait traditionnellement
l’affirmation de la puissance, comme si l’irrationalité
la plus grande accompagnait la surdétermination religieuse de la
guerre. En devenant une guerre de foi, de vérité, de régénération
– pour ne rien dire de l’accès à l’immortalité
et à la béatitude – ce sont les limitations internes
aux intérêts de puissance qui disparaissent. Ni le nombre
des morts, ni la transformation d’êtres humains en bombes,
ni la destruction massive de civils ne semblent produire le moindre souci
chez les tenants de la justification religieuse de la guerre. Le symbolique
prend le pas sur l’intérêt, la volonté de vaincre
devient volonté d’anéantir, de supprimer, l’hérétique,
le mal et avec eux le désordre du monde.
Le retour du religieux dans la guerre produit un autre effet catastrophique
: il brouille la question juridique de la justification. Celle-ci est
évidemment d’un autre ordre que celui de la rationalité
de la guerre, puisqu’elle suppose un jugement sur le droit et pas
seulement sur le fait. Or, si c’est de la “ certitude ”
ou de la “ vérité ” religieuse que la justification
de la guerre procède, alors toute tentative d’établissement
d’un ordre juridique international est vouée à l’échec.
Certes, la question de la justification de la guerre est la version sécularisée
du concept de guerre juste. Mais, précisément, cette sécularisation
avait permis, à partir du XVIIe siècle, et de Grotius en
particulier, de définir les linéaments d’un ordre
juridique international sous la figure du consentement des nations. Or,
c’est cet ordre que remet en question le recours à des justifications
religieuses absolues, par définition incontestables et évidemment
unilatérales. Certes, l’ONU connaît une difficulté
liée à la composition du droit et de la puissance dans une
instance qui doit dire le droit au plan des rapports entre États.
C’est un problème important mais ancien. Le droit sans la
puissance est vain, la puissance sans le droit est injuste. Mais cette
difficulté politico-juridique, touchant à l’existence
d’une institution internationale qui doit avoir les attributs d’un
État sans pourtant devenir un super-État, est redoublée
par l’appel à des justifications religieuses de la guerre,
qui anéantissent l’horizon, fût-il lointain, d’un
ordre juridique international, parce que ce qui est contesté c’est
cette fois l’idée même d’une justification juridique.
On voit donc le très grand péril qui résulte de la
surdétermination religieuse de la guerre, laquelle, loin d’être
une simple couverture idéologique, modifie de l’intérieur
les causes et les effets de la guerre. Il importe donc absolument que
les démocraties occidentales ne se laissent pas entraîner
dans la logique infernale du retour, même indirect, du religieux
dans la guerre.
São Paulo, le 2 avril 2003.
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