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Présentation
Frank Lessay
L'avait-on assez répété, après Malraux, que
ce siècle serait spirituel! Ce que n'avaient sans doute pas prévu
la plupart de ceux qui livraient cette prophétie, c'est que le
retour du religieux prendrait les formes violentes, barbares, primitives,
que l'on observe dans tant de régions du monde. S'il est vrai,
comme on est tenté de le penser, que le XXIe siècle est
né le 11 septembre 2001, il faut admettre que la mise en condition
est rude. Bien des signes annonçaient une montée vers les
extrêmes. On avait vu, au cours des années antérieures,
et en Europe même, des prêtres bénir des canons. On
avait, ici et là, entendu des appels à la guerre sainte.
Nouveaux croisés et candidats au martyre commençaient à
fourbir leurs armes. La destruction des Twin Towers et d'une partie du
Pentagone paraît avoir donné du crédit à une
hypothèse cauchemardesque jusqu'alors peu plausible, voire impensable:
une conflagration mondiale ayant la religion pour cause essentielle.
Exterminer au nom de Dieu redevient une pratique courante. Les persécuteurs
d'autrefois (qu'on ne regrette pas pour autant) avaient le souci de convertir,
de sauver par la force. La vérité voulait triompher de l'erreur
en ramenant les égarés dans la bonne voie. Fût-il
insincère et, surtout, foncièrement perverti, un devoir
de charité envers les malheureux que leurs croyances absurdes ou
sacrilèges précipitaient vers leur perte éternelle
offrait un semblant de justification au recours à la violence.
Un enfant était une âme gagnable pour Dieu et pouvait être
épargné: son appartenance religieuse, désormais -
tout comme, naguère, l'appartenance raciale - le désigne
comme ennemi, passible de destruction. Devenue totalitaire, la foi prétend
légitimer un terrorisme fondé sur une pure exécration
et défie toute transaction, tout accommodement. Alors que les pensées
de la tolérance avaient paru imposer l'idée d'une pluralité
des voies d'accès au salut, la revendication du monopole de la
vérité refait surface et vient soutenir un terrorisme inédit
dans ses raisons, sinon dans ses effets.
On n'en finirait pas de détailler les paradoxes d'une telle situation:
qu'elle survienne alors que le monde n'a jamais été - globalement
- si riche, si productif, si capable de progrès en tous genres;
que la religion occupe tout à coup une part si déterminante
de l'espace public - qu'il faut entendre ici au sens mondial - alors qu'elle
semblait s'être retirée dans la sphère privée;
que les agents de cette régression soient, non pas du tout étrangers
à la modernité, au moins dans ses dimensions scientifiques
et technologiques, mais experts, au contraire, dans l'usage de ses manifestations
matérielles; que les contempteurs de l'Occident en aient reçu
la formation intellectuelle qui leur permet de le vouer aux gémonies.
Peut-on légitimement parler de nouvelles guerres de religion? Il
y aurait bien des manières de nier la pertinence de cette notion.
La thèse de l'opium du peuple ne fait plus guère recette
(à moins qu'il faille considérer l'accoutumance comme incurable).
On peut, cependant, lui trouver des substituts plus élaborés,
et qui ne semblent pas sans fondements. Il n'y a rien d'absurde à
voir dans la religion un marqueur identitaire efficace mais superficiel,
qui recouvre une réalité nationale ou ethnique primordiale.
On sait de longue date qu'une foi partagée cimente l'unité
d'un peuple, qu'elle peut l'aider à surmonter certaines crises
dramatiques, qu'elle est une des formes par lesquelles s'exprime sa personnalité.
Il est bien possible que les conflits qui mettent le monde d'aujourd'hui
en danger empruntent le langage de la transcendance comme celui qui est
le plus naturel pour des communautés qui se sentent menacées
dans leur existence par la rationalité de la globalisation économique:
que, derrière les anathèmes contre l'Occident athée
et impie, il y ait une réaction de survie de groupes qui ne cherchent
nullement à propager leurs croyances, mais à protester contre
ce qu'ils perçoivent comme l'effacement de leur être même
(et, accessoirement, contre leur exclusion de la prospérité
qu'engendre la mondialisation). On peut encore juger logique que des sociétés
- celles du Maghreb - en panne d'idées politiques au sens strict
où on l'entend dans les pays de culture occidentale, peu habituées
à séparer le temporel du spirituel, dont les élites
ont été désarçonnées par l'effondrement
du marxisme et des idéologies anti-impérialistes qui lui
étaient liées, se tournent vers l'unique système
d'interprétation du monde qui leur soit immédiatement disponible,
capable de donner une signification à l'histoire et porteur d'une
espérance d'autant plus forte que de nature eschatologique: la
foi traditionnelle, agissant comme substitut politique, ce qui serait
le cas de l'islamisme. Peut-être, enfin, faut-il inscrire les religions
dans des réalités collectives plus vastes dont elles seraient
un élément constitutif central, mais aucunement exclusif:
les civilisations, appelées par l'évolution historique contemporaine
à se différencier de plus en plus les unes par rapport aux
autres, vouées, même, à l'affrontement dans un contexte
de mondialisation qui amplifie les mouvements de repli sur soi, les réactions
de rejet des systèmes de valeur à prétentions universalistes.
On aura reconnu la thèse de Samuel Huntington.
La multiplicité des interprétations renvoie à la
diversité des cas, qui appelle à nuancer les analyses. Le
fait national reçoit sans aucun doute de la religion un renfort
qui risque de le porter à des paroxysmes de violence. Il n'est
nul besoin de s'éloigner beaucoup de Paris pour en trouver des
illustrations: les événements de Yougoslavie l'ont tristement
démontré tout au long des années 90, avec les affrontements
qui ont opposé Serbes orthodoxes, Croates catholiques et Bosniaques
musulmans. Pourtant, l'histoire antique inciterait à penser que
les religions spécifiques à un Etat ou à une ville
ne constituent pas nécessairement un facteur d'aggravation des
conflits, dont les causes sont à rechercher ailleurs que dans les
croyances des citoyens. Faut-il considérer que ce sont les religions
aux visées universalistes qui suscitent les déchirements?
Si cette thèse est fondée, il faut convenir que toutes ne
jouent pas, ou plus un tel rôle déclencheur (par choix ou
par affaiblissement, peu importe): en dehors du cas mentionné et
de quelques autres très limités du point de vue géographique,
le christianisme peut difficilement être considéré
comme agressivement conquérant; encore ses fanatiques ne guerroient-ils
pas au nom de leur foi, mais pour le triomphe d'une cause politique à
laquelle la religion prête main forte. Enfin, une singularité
de la situation du monde actuel est que le nationalisme, serait-il appuyé
sur des forces spirituelles, y agit, semble-t-il, comme un obstacle à
la réalisation de certains grands desseins hégémoniques
à fondement religieux: si Ben Laden a échoué dans
son entreprise de création d'une vaste communauté transnationale
des musulmans, c'est parce qu'il s'est heurté à la volonté
des peuples musulmans eux-mêmes de préserver leur indépendance.
Il paraît nécessaire, au total, de distinguer plusieurs catégories
de guerres de religion. Certaines semblent n'avoir que les apparences
de ce type de conflit. La religion y occupe un espace symbolique; elle
n'en est pas la source; elle leur fournit une intelligibilité trompeuse,
quand, sous les références de surface, il faut leur chercher
des causes historiques qui sont d'ordre strictement politique: ainsi de
l'Irlande du Nord. Dans d'autres, le retour au religieux apparaît
comme la conséquence, plutôt que l'origine des affrontements:
ainsi des Balkans, où la religion est venue prendre la place d'idéologies
discréditées qui s'étaient révélées
incapables d'éradiquer les anciennes haines ethniques. Il arrive
encore que l'imbrication du nationalisme et de la religion soit complète,
la seconde servant de socle au premier et redessinant ses contours: ainsi
de l'Inde, où l'indianité tend à changer de sens
et à troquer le pluralisme confessionnel, comme marque distinctive
du pays, pour une unicité de culte destructrice dont les musulmans
sont les premières victimes. Dans le cas du conflit israélo-palestinien,
la religion est également venue surajouter son potentiel d'exacerbation
à un affrontement dont les données semblaient pour l'essentiel
politiques. Le phénomène, cependant, apparaît beaucoup
plus profond et dévastateur du côté palestinien, parce
qu'il se greffe sur une hostilité principielle envers Israël,
sur un déni de sa légitimité en tant qu'Etat, dont
les racines sont religieuses: la terre à reconquérir n'est
pas seulement un espace national, mais tend à redevenir une fraction
de la terre d'islam, qui doit rester pure de toute présence étrangère,
c'est-à-dire non musulmane. Le réinvestissement du champ
politique par le sacré rend - pour l'instant - le conflit inexpiable
en stigmatisant comme impie toute attitude pragmatique ou simplement réaliste.
Le djihadisme du Proche-Orient, à l'instar de celui d'Afghanistan,
illustre la situation qui est sans doute la plus effrayante: celle où
la religion dénie toute dimension profane à l'existence
individuelle et collective et, au-delà même du rejet de la
distinction entre le public et le privé, prétend absorber
le tout de la société civile: système clos et intrinsèquement
oppressif qui ne peut vivre les relations avec le monde extérieur
que sur le mode belliqueux. Toute pensée autonome est perçue
comme une insupportable agression. Différence signifie blasphème.
Ce n'est que par le fer et par le feu que l'humanité pourra connaître
sa nécessaire régénération, dans l'oubli de
tout ce qui n'a pas été la seule vraie foi et l'abolition
de la frontière qui sépare le croire et le penser. Le développement
économique, l'enracinement de la démocratie, la coopération
internationale, la paix là où les conflits risquent d'embraser
le reste du monde: autant de réponses rationnelles et légitimes
à des menaces dont l'échelle est sans précédent.
Mais il est clair que les forces de la raison devront aussi s'exercer
à l'intérieur même des religions, comme elles l'ont
fait, en Occident, au cours des derniers siècles. Ce n'est pas
le moindre des défis auxquels nous sommes confrontés.
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