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Présentation

Rainer Rochlitz


L’essai « De la tolérance religieuse aux droits culturels » (2002) fait partie des travaux de J. Habermas sur la théorie politique. Il faut cependant le situer dans le contexte de ses réflexions les plus récentes sur le statut des religions qui subsistent dans les sociétés « post-sécularisées ». Il se rattache donc bien à sa théorie de la démocratie et aux essais de théorie politique rassemblés dans L’intégration républicaine , notamment au texte sur « La lutte pour la reconnaissance » auquel il est d’ailleurs fait référence : il s’agit du débat avec le communautarisme, en l’occurrence avec Charles Taylor, sur le statut collectif ou individuel des droits culturels.
Plus spécifiquement, le texte ici traduit doit, cependant, se rapporter au dernier livre de Habermas, L’avenir de la nature humaine, qui traite des problèmes de la bioéthique et de l’eugénisme libéral, et à la conférence annexe au titre hégélien « Foi et savoir ». Ce dernier lien est le plus étroit. Réfléchissant sur les thèses eugénistes actuellement en vogue, Habermas — lui-même, selon sa propre expression, béotien en matière de foi religieuse — s’est trouvé aux côtés d’intervenants aux convictions religieuses bien affirmées, eux aussi heurtés par le « naturalisme » radical des eugénistes libéraux. Loin d’un universalisme abstrait à caractère étroitement laïque, il lui est apparu alors qu’« il est des sentiments moraux qui, jusqu’ici, n’ont trouvé d’expression suffisamment différenciée que dans un langage religieux ; ils pourront trouver une résonance universelle dès l’instant où une formulation salvatrice se présentera pour un de leurs aspects presque déjà oublié mais dont l’absence est implicitement ressentie. Une sécularisation qui ne cherche pas à anéantir procède sur le mode de la traduction. »
Selon Habermas, le traitement de l’embryon humain manipulé à des fins eugéniques affecte nos conceptions éthiques les plus profondes, notre façon de nous comprendre en tant qu’espèce, conception par rapport à laquelle le naturalisme actuel marque une rupture. Habermas pense que le respect de l’embryon comme futur interlocuteur ou « deuxième personne » virtuelle doit nous interdire de le programmer de façon irréversible, dès lors qu’un tel programme dépasse l’eugénisme négatif visant à empêcher de graves maladies. Mais il ne s’agit pas là seulement d’un débat de bioéthique. Le caractère non programmé des individus est également présupposé par la réversibilité de principe des relations entre citoyens d’une démocratie moderne. Or la programmation génétique d’un eugénisme de perfectionnement de l’espèce anéantit cette réversibilité.
Le texte ici présenté discute évidemment aussi les réflexions de John Rawls sur le rapport entre l’ordre politique des démocraties et les « doctrines compréhensives », religieuses et métaphysiques, qui coexistent dans les sociétés pluralistes qui sont les nôtres. Habermas se demande ce que signifie, à proprement parler, être « tolérant ». Cette attitude ne lui semble comparable ni avec les divergences de vue qui opposent les scientifiques ni — et c’est là, sans doute, une légère divergence avec Rawls — avec les points de vue qui s’opposent dans le débat politique et qui font l’objet de solutions rationnelles ou de compromis. Il ne s’agit pas de défendre une idée de « tolérance politique ». En démocratie, le domaine de la « culture politique » neutralise par avance les problèmes susceptibles d’appeler une attitude de tolérance. Celle-ci suppose qu’il y ait des divergences irréductibles qui, pour ne pas conduire à la violence, appellent une acceptation de l’autre en tant que tel : « la tolérance n’est requise que lorsque, raisonnablement, les partis ni ne cherchent l’accord sur les convictions controversées ni ne le considèrent possible. » Elle a trait au respect réciproque entre personnes dont les convictions sont radicalement et irréductiblement différentes. Comme Rawls, donc, Habermas ne part pas de l’idée que la laïcisation moderne conduit mécaniquement à une disparition des divergences en matière de religion et de valeurs.
Sans être réductible à l’indifférence de l’État à l’égard des doctrines compréhensives, la tolérance est un sujet qui intéresse la politique constitutionnelle des sociétés pluralistes. Ces sociétés sont confrontées à la présence, sur leur territoire, de groupes aux convictions religieuses incompatibles. Il est d’ailleurs fait allusion à deux cas récemment discutés dont l’un est français : « l’affaire du foulard islamique », tandis que l’autre est celui des crucifix présents dans les établissements scolaires du land de Bavière — présence contestée, à juste titre, selon Habermas, par des parents d’élèves. Le modèle d’assimilation défendu par Habermas est limité. Les membres de la culture majoritaire de nos sociétés peuvent attendre des membres de cultures différentes qu’ils adhèrent à la culture politique commune d’un État démocratique. En revanche, ils ne peuvent leur demander d’abandonner des pratiques et des modes de vie qui sont constitutifs de leur identité personnelle.
Habermas rejoint ici un débat mené en France notamment par Dominique Schnapper . Mais, à la différence de cet auteur, il n’a aucune nostalgie de la démocratie libérale à l’ancienne, assurée, grâce à une assimilation républicaine rigoureuse, d’une « transcendance » politique des différences. Habermas ne craint pas que le « multiculturalisme » inévitable des sociétés modernes à forte immigration, voire pluriethniques comme le Canada ou l’Australie, sape les bases de la démocratie en anéantissant la « transcendance politique ». Bien au contraire, dans l’esprit d’une autre « intégration républicaine », il pense que les citoyens libres d’exprimer des différences culturelles, pour autant qu’elles n’entrent pas en contradiction avec les principes fondamentaux de la Constitution, adhéreront plus facilement à une culture politique commune dont le but est de garantir ces libertés.