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Quelles
frontières pour l’Europe ?
Yves Charles Zarka
Le XXe siècle a été celui de la destruction, de l’autodestruction,
de l’Europe, comme lieu central où se jouait l’histoire
du monde. Les deux guerres mondiales et la décolonisation qui a
suivi la seconde ont ramené les puissants empires européens
à la dimension étriquée d’États régionaux
dont la reconstruction et la défense dépendaient des États-Unis.
Sur le plan de l’histoire mondiale, c’est l’événement
majeur de la dernière partie du IIe millénaire, lequel comporte
en lui, bien entendu, la plus atroce barbarie de l’histoire de l’humanité,
la barbarie nazie. Double effondrement de l’Europe, à la
fois politique et moral, dont nous subissons encore le contrecoup. La
crise de civilisation et d’identité que connaît l’Europe
aujourd’hui n’est que le résultat de ce double effondrement
interne.
Mais c’est souvent au fond de l’abîme que les ressources
nécessaires à une renaissance se rassemblent. La dernière
partie du XXe siècle aura en effet été aussi le moment
d’une nouvelle utopie : celle de réaliser l’unité
des États et des peuples qui se sont déchirés tout
au long de leur histoire. Si l’union de l’Europe se réalise
jusqu’au plan politique, malgré les obstacles, les conflits
d’intérêts, les retards et les incertitudes, alors
cette union aura, à mon sens, une double signification.
1 / L’effondrement de l’Europe au XXe siècle ne pourra
s’interpréter en termes de décadence de la civilisation
européenne moderne. Les États et les peuples qui composent
l’Europe auront su trouver en eux-mêmes les ressources nécessaires
à son rétablissement comme un des acteurs majeurs de l’histoire.
Autrement dit, s’il est bien vrai que la civilisation européenne
a produit en elle-même un nihilisme intellectuel, moral et politique
qui a risqué de la perdre tout à fait, ce nihilisme ne saurait
être conçu comme l’issue inéluctable et la vérité
de cette civilisation. Il doit être considéré, au
contraire, comme l’effet tragique mais contingent d’un oubli
de soi, d’une perte de vigilance sur ses propres valeurs. Une civilisation
n’est jamais une totalité homogène et univoque, elle
est une lutte de forces antagonistes. La rationalité, l’autonomie
et l’idéal démocratique sont des conquêtes de
la civilisation européenne moderne, mais non des acquis définitifs
ou des processus nécessaires. Ils exigent un effort permanent de
retour sur soi, de critique et de dépassement sans lequel s’ouvrent
à nouveau les portes obscures de l’irrationalité,
de la massification et de la terreur totalitaire.
2 / L’Europe politique acquerra le statut d’acteur décisif
dans l’histoire, je viens de le dire, mais elle ne sera plus l’acteur
central. L’européo-centrisme n’a plus d’autre
teneur qu’imaginaire. C’est une fiction qui agite encore l’esprit
d’intellectuels ou de politiques qui n’arrivent pas à
comprendre que le monde est désormais décentré :
il est le lieu de coexistence d’une pluralité de civilisations
entre lesquelles il n’est pas possible d’établir de
hiérarchie. J’ajoute que l’américano-centrisme
n’a pas plus de réalité. Loin que notre temps soit
particulièrement propice à l’établissement
d’un Empire mondialisé où s’exerce, après
la chute de l’Union soviétique, l’hégémonie
d’une superpuissance unique, dominatrice et tutélaire, il
me paraît être, au contraire, le moment de l’affirmation
d’une diversité irréductible de civilisations dont
la mondialisation économique et financière aura, paradoxalement,
contribué à souligner les ruptures. Le monde est divers.
Les civilisations sont multiples et hétérogènes.
Il est bon qu’il en soit ainsi. Le pire serait en effet un monde
purement homogène, sans frontières : désert habité
par des individus parfaitement substituables les uns aux autres –
sans visage, sans histoire et sans avenir. Vraie figure de l’enfer.
Qu’en conclure ? Dans le temps même où l’Europe
cherche à se donner une constitution politique inédite,
elle doit aussi s’efforcer de définir son espace civilisationnel
et son identité en fonction des peuples qui la composent, de leurs
histoires, de leurs représentations et de leurs mythes. Une histoire
de l’Europe – laquelle ne saurait être une simple addition
des histoires nationales particulières – qui pourrait valoir
comme telle pour tous les États et les peuples européens
est encore à faire. Elle sera un moment important dans la formation
d’une conscience de soi et d’un sentiment d’appartenance
européen. Pour le dire en d’autres termes, la démarche
de donner une constitution juridico-politique à une entité
politique supranationale à la dimension d’un continent serait
purement formelle et vide de contenu substantiel si elle ne s’accompagnait
pas d’un retour sur soi, d’une prise de conscience du côté
des peuples européens de ce qui fait leur histoire, leur héritage
commun et leur avenir. L’Europe ne saurait se définir simplement
en termes économiques, réglementaires ou juridiques. Elle
n’est pas simplement un marché unique, un ensemble de règlements
qui s’imposent aux États et un espace institutionnel stable
de démocraties où se conjuguent l’État de droit,
les droits de l’homme et le respect des minorités. Elle est
aussi, substantiellement, une communauté de peuples et un espace
de civilisation forgé par une histoire millénaire. Certes,
la communauté des peuples est à parfaire, mais elle ne pourrait
se parfaire si elle n’existait déjà en quelque manière.
Après l’union économique et monétaire, la construction
de Europe doit donc se faire en deux sens : l’un concerne la forme
juridico-politique où il s’agit d’inventer une constitution
inédite – par rapport aux modèles fédéraux
ou confédéraux traditionnels. Cette constitution, actuellement
en cours d’élaboration par la Convention présidée
par Valéry Giscard d’Estaing, doit redéfinir les rapports
entre les États et l’Union, les partages de souveraineté,
la citoyenneté proprement européenne et assurer la démocratisation
d’institutions qui le sont encore fort peu. Il s’agit donc
de passer d’une Europe de la gouvernance, c’est-à-dire,
si l’on veut redonner un sens aux mots, de la bureaucratie et des
décisions arbitraires, à une Europe démocratique
fondant la légitimité de ses institutions et de son gouvernement
sur l’expression de la volonté de ses citoyens. L’autre
vise à réaliser une communauté substantielle des
peuples, liée à la prise de conscience d’un destin
commun, ce qui ne peut se faire qu’à travers l’éducation
au multilinguisme, l’établissement d’un espace culturel,
artistique et scientifique commun, la formation d’une opinion publique
européenne.
C’est dans ce cadre que la question des frontières devient
centrale. Les frontières ne sont pas simplement des limites géographiques
externes, elles affectent très directement le contenu interne de
l’Union. Lors du Conseil européen de Copenhague, les 12 et
13 décembre 2002, l’Union européenne est passée
de quinze à vingt-cinq membres, en s’élargissant à
huit autres pays d’Europe centrale et orientale ainsi qu’à
Chypre et à Malte (la Roumanie et la Bulgarie rejoindront les Vingt-cinq
dans quelques années). Cet élargissement consiste pour l’essentiel
à réintégrer à l’histoire européenne
des pays qui lui ont été soustraits pendant plusieurs décennies
par l’emprise soviétique. Il s’agit donc d’un
acte important dans la renaissance de l’Europe qui se reconstitue
ainsi elle-même.
Faut-il aller au-delà ? La question se pose particulièrement
pour la Turquie qui demande son adhésion et à laquelle un
rendez-vous décisif a été fixé pour la fin
2004. Or, si l’on tient compte des deux aspects de la construction
de l’Europe : juridico-politique formel et historico-culturel substantiel,
je dois avouer que je ne vois pas quelle raison pourrait justifier cette
adhésion. Certes, un grand nombre de raisons ont été
avancées, certaines parfaitement inconsistantes , d’autres
plus sérieuses insistent sur la nécessité d’étendre
l’espace démocratique à un grand pays islamique déjà
lié économiquement et militairement (par l’OTAN) à
l’Europe. Or même cette raison ne me semble pas résister
à un examen sérieux. Ni géographiquement (94 % du
territoire de la Turquie est en Asie) ni historiquement (depuis la fin
du Moyen Âge jusqu’à la chute de l’Empire ottoman,
c’est-à-dire au début du XXe siècle, la Turquie
a été en confrontation quasi permanente avec l’Europe
non seulement sur le plan des rapports de puissance, mais aussi sur celui
de la civilisation) , ni politiquement (ce qu’on appelle la laïcité
en Turquie n’est que l’effet de la résistance –
certes positive, sur ce point du moins – d’une dictature militaire
sur la vie politique de ce pays qui est, par ailleurs, largement réislamisé
depuis plus d’un demi-siècle).
Mais surtout les raisons des partisans de l’adhésion de la
Turquie à l’union européenne sont soutenues, qu’ils
s’en rendent compte ou non, par ce que j’appelais tout à
l’heure un imaginaire européo-centré, que partage,
il faut bien le dire, un certain nombre de dirigeants turcs. Or il existe
une civilisation turco-islamique qui s’étend très
au-delà de la Turquie actuelle et couvre en particulier, mais pas
seulement, les républiques turcophones (Azerbaïdjan, Ouzbékistan,
Turkménistan, Kazakhstan et Kirghizistan). Il faut que les dirigeants
politiques, qu’ils soient européens ou turcs, admettent une
fois pour toute que l’Europe ne s’identifie ni avec le monde
en totalité, ni avec la civilisation en général.
Il faut qu’ils admettent qu’il existe d’autres aires
culturelles et civilisationnelles qui coexistent avec celle de l’Europe
sans qu’il y ait lieu d’établir de hiérarchie.
En outre, ne pas intégrer la Turquie à l’Europe ne
signifie nullement la rejeter puisque des accords d’association
économique et des alliances militaires sont déjà
établis. Ne pas être dans l’Union européenne,
cela ne veut pas dire en être exclu ou rejeté. Il existe
heureusement différentes modalités de coexistence et de
collaboration entre les peuples qui respectent les spécificités
de chacun.
Un dernier mot concernant la religion : certains des partisans de l’entrée
de la Turquie soutiennent que l’Europe ne peut pas être définie
en termes religieux et, par conséquent, qu’il est parfaitement
admissible qu’un pays islamique (la quasi-totalité de la
population turque est de religion musulmane) adhère à l’Europe.
Mais en toute bonne logique, ils devraient conclure le contraire. C’est,
en effet, parce que l’Europe ne doit pas être définie
en termes religieux, qu’elle ne peut accepter d’intégrer
un pays qui a une si forte identité religieuse et risque de déséquilibrer
totalement par son poids démographique le très fragile équilibre
que l’on s’attache à établir dans le cadre de
l’Union. L’Europe occidentale a été déchirée
de l’intérieur par des conflits sanglants de religions au
début de l’époque moderne, il faut tout faire pour
en prévenir de nouveaux.
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