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Présentation
Luc Borot et Dominique Rousseau
Les États européens semblent vouloir s’unir. Les peuples
européens le permettront-ils ? Le dilemme qui agite les nations
européennes, que leurs États soient ou non membres de l’Union,
prend des apparences différentes selon leur degré d’intégration
à l’ensemble en gestation. Pour ceux qui frappent à
la porte, l’espoir est grand, mais pour ceux à qui se pose
déjà la question d’une constitution commune, après
l’adoption d’une monnaie commune, l’angoisse de l’absorption
dans un ensemble lointain, et présenté comme hostile par
bon nombre de politiques nationaux, peut conduire à un repli nostalgique
sur un passé nationaliste dans lequel la haine du voisin le plus
proche a pu justifier en 1914 la guerre civile européenne. Les
craintes des peuples européens viennent souvent de l’apparence
technocratique et arbitraire des décisions communautaires. Le projet
d’une constitution de l’Europe a l’ambition de rendre
accessibles aux citoyens des États les rouages de décision
de l’Union, en définissant les rapports de pouvoir et les
lieux de légitimation au sein de l’ensemble continental en
gestation.
Pour réguler ces forces politiques et apaiser les craintes, comme
l’explique Dominique Rousseau, plusieurs assemblages sont possibles,
en tenant compte du niveau où se situent les lieux d’intervention
des citoyens. Le problème dépasse la distinction entre une
fédération d’États se fondant dans un super-État
et une confédération d’États-nations persistant
dans leur indépendance. Le problème s’étend,
pour plusieurs collaborateurs de ce dossier, à la définition
de l’instance constituante et légitimante : le problématique
peuple européen. Où sera-t-il représenté ?
Quel Parlement portera sa parole ? Olivier Jouanjan examine la signification
profonde de cet acte constituant pour l’Europe, souligne les difficultés
théoriques et juridiques qu’il présente, et insiste
sur la nature exceptionnellement originale de ce projet. Opposer les idées
de constitution et de traité constitutionnel, comme le font, chacun
à sa façon, Dominique Rousseau et Claude Klein, pose le
problème des rapports entre le tout et les parties, et il est capital
que ce débat trouve sa place aux côtés du document
offert à Cités par Valéry Giscard d’Estaing,
président de la Convention européenne qui débat de
l’avenir institutionnel du continent, et dans lequel l’architecture
de la constitution future est esquissée. La Convention européenne,
pour Claude Klein et Michel Rosenfeld, présente des similitudes
avec celle qui s’est tenue à Philadelphie en 1787, et qui
transforma en une constitution fédérale les Articles de
confédération qui unissaient les treize États qui
avaient rompu avec la métropole britannique en 1776. Mesurer les
effets d’une structure fédérale sur ses composantes
est un passage obligé de notre exercice de politique fiction et
de prospective constitutionnelle.
Les implications d’un projet fédéral ne sont en effet
pas sans conséquences sur les peuples entrant en fédération,
et la différence fondamentale entre les situations américaine
et européenne, outre les deux siècles qui séparent
ces événements, réside dans l’existence d’identités
multiples et d’une histoire belliqueuse récente en Europe.
C’est l’écueil principal que Michel Rosenfeld pointe
du doigt, et qui sous-tend le texte d’humeur de Frédéric
Rouvillois : pour ce dernier, comment des peuples qui se sont construits
en nations sur l’idée que seul un des leurs pouvait les gouverner,
pourraient-ils accepter d’être dominés par un ensemble
constitué d’étrangers ? La souveraineté moderne
s’est construite sur le terreau de l’identité, mais
pour les partisans de l’Union, il s’agissait d’une identité
au sens de communauté, mais aussi au sens de similarité.
L’exemple que propose Bodo Pieroth, qui regarde la Cour constitutionnelle
de la République fédérale d’Allemagne comme
un modèle d’exportation possible vers la communauté
européenne, peut être perçu, dans un contexte idéologique
pro-nations, comme un apport extérieur et donc menaçant,
mais le succès de l’organisation fédérale de
l’Allemagne après la seconde conflagration mondiale peut
devenir une source exemplaire pour un ensemble européen qui cherche
son mode d’association.
Face à ces doutes, comment passer de l’angoisse suscitée
par la constatation que l’Europe est un aggrégat d’étrangers,
à l’assurance civique de constituer un même peuple
et en une même res publica ? Les angoisses de nombre de gouvernants
européens avant les résultats du référendum
irlandais sur le traité de Nice a mis en évidence un phénomène
qui préoccupe certains auteurs de ce dossier : dès que l’Europe
entre en jeu dans le débat démocratique, les gouvernants
pro-européens ne peuvent pas (ou plus ?) compter sur la docilité
de leurs peuples. D’où l’hésitation de bien
des gouvernements devant l’hypothèse de référendums
sur l’Europe dans leurs pays. La question du rapport de la construction
européenne à la démocratie doit donc être posée.
C’est ce problème de la fondation démocratique de
l’union que soulève Nicolas Bélorgey. Nous a-t-on,
en effet, demandé si nous voulions, au tout départ du processus,
que nos États s’associent ? C’est à cette question
que fait écho, sur un mode plus radicalement sceptique envers cette
construction, l’entretien accordé par Michel Troper à
Lucien Jaume. Prendre acte des hésitations des peuples pour entamer
une pédagogie à l’intention des citoyens, telle est
justement l’attitude de Pierre Moscovici dans l’entretien
qu’il a accordé à Cynthia Fleury. Réagissant
aux silences inquiétants des politiques français sur l’Europe
après le cataclysme du 21 avril 2002, Luc Borot appelle à
un réveil du débat européen, en refusant que le discours
sur l’identité se concentre sur le culte du même, et
il rappelle le devoir de courage et d’explication qui s’impose
aux politiques.
Au cœur des discussions institutionnelles et des débats théoriques,
nous espérons que ce dossier stimule la réflexion des citoyens
de tous horizons sur l’avenir commun des peuples et des États
d’Europe.
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