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Présentation

Lucien Carrive


Robin George Collingwood (1889-1943), né dans une famille de musiciens, de peintres et d’archéologues, fit toute sa carrière à l’université d’Oxford, comme archéologue, historien et philosophe. Il fut fellow et tutor) au collège de Pembroke puis à celui de Lincoln, de 1912 à 1928, puis University Lecturer en philosophie et en histoire romaine de 1927 à 1935, et fut élu « professeur de métaphysique » en 1935.
En 1939, gravement malade, il entreprit un voyage en bateau vers les Indes. Il tint un journal de bord qu’il publia sous le titre The First Mate’s Log, et qui se termine « Il y a encore des gens en Angleterre qui croient que le fascisme signifie efficacité, et que la démocratie veut dire le désordre. […] je continuerai à croire que, comparé à la démocratie, le fascisme signifie l’incompétence, le désastre et le gaspillage. »
C’est pendant ce voyage qu’il apprit la déclaration de guerre. Depuis longtemps il dénonçait la montée du fascisme et du nazisme, la lâcheté des Européens envers ceux-ci et leur mollesse à soutenir les républicains espagnols. Le 16 janvier 1939, dans un texte prophétique et superbe, il avait attaqué l’antisémitisme des Allemands. Pendant cette traversée, il préparait An Essay on Metaphysics qu’il publia en 1940), dont l’Epilogue se termine « C’est le sort de la science européenne et de la civilisation européenne qui est en jeu. La gravité du péril réside particulièrement dans le fait que si peu de gens se rendent compte qu’un péril existe. Quand Rome était en danger, c’est en cacardant que les oies sacrées ont sauvé le Capitole. Je ne suis qu’une oie universitaire, consacrée par une toge et un bonnet ; mais cacarder est mon métier, et cacarder est ce que je veux faire. » (p.343).
L’idée de civilisation est d’une importance théorique et pratique centrale dans la pensée de Collingwood. Elle l’est dans Le Nouveau Léviathan, et l’article que nous traduisons ici, et dont le titre est éloquent, fut écrit en préparation à ce grand livre.
C’est dans The New Leviathan, écrit en partie à Londres sous les bombes allemandes, que Collingwood résume et exprime sa pensée profonde, qui est que maintenant éclate la révolte, depuis longtemps en germe, contre l’idée de civilisation, de société civilisée, et qu’il est maintenant nécessaire d’exposer de nouveau, après Hobbes, l’idée de société civilisée, et de défendre et protéger ces sociétés, c’est-à-dire de défendre la civilisation contre la barbarie.
Collingwood utilise, mais assez peu, le mot de « progrès » (progress) ; en revanche, il utilise fréquemment le mot que nous avons traduit par « processus » (process). Le processus, écrivit-il dans The Idea of Nature (p. 82), « est un développement, c’est-à-dire que le changement prend des formes successives […] dans lesquels chaque forme est la potentialité de celle qui lui succède ». C’est un changement réel, un processus évolutionniste, un processus ordonné et rationnel, un progrès en ce sens ; mais ce n’est pas obligatoirement un progrès au sens d’une amélioration. Ce qui paraît, aux contemporains ou, plus tard, aux historiens, un progrès, a souvent des conséquences inattendues et abominables. Et comment comparer entre elles des façons de vivre, des cultures? Quels domaines de la vie humaine faut-il considérer, et en vertu de quels critères, pour prononcer ce jugement de valeur ?
Cependant la civilisation existe, au moins comme une idée, comme un idéal, et qui peut être peut être plus ou moins réalisé, qui est aussi un processus, qui n’est jamais ni donné d’emblée, ni entièrement réalisé, qui ne peut pas ne pas être un idéal, en lutte constante contre son contradictoire dont il ne peut jamais se débarrasser, la barbarie. Il y a toujours plusieurs degrés de l’un et de l’autre, et plusieurs formes comme plusieurs degrés de l’un et de l’autre. Ni la civilisation ni la barbarie ne sont des absolus, la première un absolu vers lequel on tendrait, la seconde un absolu qu’il suffirait de fuir.
Cependant Collingwood refuse le relativisme historique qui nierait à la fois qu’il y ait un idéal de conduite civilisée et un seul, et plusieurs idéaux différents qui seraient valides pour une société donnée à une même époque donnée (p. [14]). Il déclare qu’il y a trois « ordres » d’idéaux, donc trois idéaux valables pour des hommes, des sociétés à des moments donnés.
Selon l’idéal du premier ordre, un groupe ou un homme donné (ibid.) a conscience de reconnaître et d’incarner un idéal de civilisation, par exemple la « civilité » anglaise ou la « civilité » chinoise ; cet idéal varie indéfiniment. En même temps ce groupe ou cet homme reconnaît, mais n’incarne pas en lui, un idéal du second ordre qui varie moins que le premier, par exemple l’idéal du « gentleman anglais » ou de la politesse française. L’idéal du troisième ordre est l’idéal d’une société universelle : « La civilité en toute sorte d’occasion, la civilité à toute espèce de titre, la civilité envers toute sorte de personne. Cet idéal n’est pas resté sans témoin. La littérature chrétienne fourmille de références à cet idéal, depuis le sermon sur la montagne et toute la suite » (p. [20]). Cet idéal du troisième ordre est la source des autres idéaux de conduite civilisée. Partout, dans The New Leviathan et dans ses principaux ouvrages, Collingwood insiste sur cet élément fondateur de la civilisation qu’est la liberté conçue comme autonomie ; le bonheur devrait en être la conséquence radieuse. Collingwood appelle « dialectique de mécontentement » cette prise de conscience des éléments de barbarie qui sont présents dans une civilisation donnée.

L’article « What “Civilization” means » a été rédigé par Collingwood et de sa main, soit (nous ne le savons pas) à partir du cours de philosophie morale qu’il professa à Oxford pendant le trimestre d’hiver de 1940, soit en vue de ce cours. Il a été édité par David Boucher, avec un autre article intitulé « Goodness, Rightness, Utility », dans son édition du New Leviathan, Oxford, At the Clarendon Press, 1992 (traduction française, sans ces appendices, Le Nouveau Léviathan, introduction par Paulette Carrive, traduction par Lucien Carrive, Paris, Kimé, 2001). J’ai indiqué les notes de Collingwood par la mention [Note de Collingwood], celles de David Boucher par la mention [Note de l’éditeur anglais] et celles que j’ai ajoutées à l’intention du lecteur français par la mention [Note du traducteur]. Les crochets dans le cours du texte indiquent des mots ou des passages ou des indications suppléés par David Boucher. Les chiffres gras entre crochets sont ceux de la page du manuscrit.