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La
démocratie
et le besoin indifférencié de religion
Yves Charles Zarka
La place de la religion dans les sociétés contemporaines
est éminemment complexe. Selon les cas, on peut parler d’un
affaiblissement des croyances, des rites et des institutions religieuses
qui ne fournissent plus le cadre dans lequel s’inscrivent les manières
de vivre, d’agir et de penser (Europe occidentale) ; d’un
retour du religieux, comme d’un refoulé qui revient à
la surface pour servir de pivot à la redéfinition de certaines
identités communautaires ou nationales (Europe centrale et orientale)
; d’une emprise du religieux sur le politique de sorte que l’identité
nationale, l’attachement à une terre, le retour sur cette
terre et certaines caractéristiques de l’État en dépendent
(Proche-Orient et Israël en particulier) ; enfin d’un réveil
cauchemardesque de la guerre sainte dans l’intégrisme islamique
qui règne dans certains pays par le despotisme et la terreur et
cherche à ébranler l’ordre du monde, comme on l’a
vu le 11 septembre 2001. De ce tableau contrasté, il est possible
de tirer deux conclusions provisoires : tout d’abord, le rapport
entre politique et religion est au centre des préoccupations des
individus, des États et des communautés d’États
; ensuite, nous sommes bien loin de cette sortie du religieux que de nouveaux
prophètes annonçaient comme liée au monde moderne.
Le monde postmoderne dans lequel nous sommes entrés apparaît
bien plutôt comme celui du retour du religieux dans les différentes
sphères : privée, sociale et politique, etc. Cependant,
si l’on en reste à ce degré de complexité,
la question du rapport entre religion et politique ne peut pas dépasser
le seuil de la typologie ou de la géopolitique. Pour comprendre
et évaluer la place de la religion dans le monde contemporain,
l’examen de son rapport à la démocratie apparaît
comme un lieu nodal, parce que ce rapport engage, d’une part, la
question du devenir de la religion dans les sociétés démocratiques
avancées et, d’autre part, la mise en évidence des
raisons pour lesquelles certaines religions ne sont pas compatibles avec
la démocratie.
On ne saurait se contenter de considérer que la laïcité
constitue la solution ultime et décisive au problème du
rapport entre religion et démocratie. La laïcité est
liée à la séparation de l’Église et
de l’État ; elle a permis de penser, ce qui n’est pas
peu, une compatibilité de religions différentes et même
opposées dans le même État, ainsi que l’autonomie
des fonctions de l’État, en particulier en matière
d’éducation, par rapport aux engagements confessionnels.
Force est cependant de constater qu’il y a aujourd’hui des
résistances fortes au principe de laïcité au sein même
des sociétés démocratiques. On voit ainsi, en France,
certaines institutions fortes comme le Conseil d’État céder
parfois à ces résistances. Il y a tout d’abord le
fait que les démocraties contemporaines deviennent, qu’on
s’en félicite ou qu’on s’en plaigne, des démocraties
multiculturelles où la religion relève moins d’une
question de foi ou de conviction individuelle, qu’elle ne constitue
un facteur décisif dans l’identification collective et la
conscience de l’appartenance à un groupe. Il y a ensuite
le développement, dû aux différentes vagues d’immigrations,
de formes religieuses qui ne se limitent pas à la sphère
de l’existence privée, mais engagent les structures familiales,
sociales et politiques concernant le rapport – inégalitaire
– entre les sexes, l’exercice de l’autorité,
l’organisation des mariages, etc. Il y a enfin des croyances collectives
(représentations, récits, mythes, etc.), irréductibles
à des contenus rationnels, mais qui sont liées à
des affects et définissent un horizon de signification au-delà
de la recherche du bien être matériel de l’homme démocratique.
Au-delà de la laïcité, qui est certes une conquête
fondamentale, la place de la religion dans les sociétés
démocratiques implique de considérer quatre questions. Alexis
de Tocqueville les avait déjà parfaitement identifiées
dans la seconde Démocratie en Amérique. L’examen
qu’il en donne, sur lequel je m’appuierai pour apprécier
la situation actuelle, reste d’une très grande actualité
quelles que soient les modifications considérables que le monde
ait connues depuis la fin de la première moitié du XIXe
siècle.
1 / Tocqueville montre en effet que l’esprit de la démocratie
est lié à deux tendances qu’il présente comme
complémentaires mais qui recèlent virtuellement la possibilité
d’un conflit. La démocratie est en effet liée à
une dynamique sociale et intellectuelle qui porte les individus à
devenir des sujets d’intérêt et des sujets de jugement,
ce qui veut dire qu’ils deviennent la règle unique de leurs
actions (économiques et autres) et de leurs évaluations.
Cette tendance, qui est liée à l’individualisme et
à l’égalitarisme, engendre au sein même de la
société un développement de la rationalité
(calcul d’intérêt, distinction rationnelle du vrai
et du faux, etc.) qui s’oppose par exemple à la prépondérance
de l’autorité dans les sociétés aristocratiques.
Mais on ne saurait s’en tenir là, car la démocratie
requiert également l’existence de croyances collectives que
les individus reçoivent de confiance, sans les discuter. Or la
religion est précisément l’un des lieux privilégiés
de ces croyances communes. Ces croyances communes, qui sont des facteurs
de cohésion du corps social, peuvent aussi devenir des principes
de séparation et de division dans les sociétés multiculturelles
que nous connaissons aujourd’hui. Par conséquent, la société
démocratique conduit certes à une autonomie de la volonté
et de la pensée, mais également à des croyances collectives
qui soudent la communauté ou les communautés. Pour reprendre
cela en termes personnels, je dirai que le rapport entre démocratie
et religion compose, et parfois oppose, la raison, l’intérêt
et le droit – notions traditionnellement liées la démocratie
–, d’une part, et des croyances collectives qui relèvent
de la religion et du mythe, d’autre part. J’appelle ici mythe,
les représentations, les récits et les croyances qui définissent
les modalités de l’appartenance d’un individu à
un groupe, une communauté ou à une nation. On peut à
cet égard dire que l’une des erreurs fondamentales des Lumières
a été de croire que le développement de la raison
devait nécessairement se faire contre les croyances, la religion,
le mythe. Or, il n’en est rien, la religion n’est pas seulement
un archaïsme qui relève de l’ignorance et de l’illusion,
elle n’est pas seulement liée à une structure autoritaire
de pouvoir ou à une société d’ordres distincts
et séparés. Elle répond à un besoin social
et intellectuel qui demeure présent dans les sociétés
démocratiques elles-mêmes.
2 / Toute la question est désormais de savoir ce qui caractérise
en propre le besoin de religion dans une société démocratique.
Or celle-ci ne laisse pas la religion inchangée, elle en modifie
même profondément les contenus. Si la religion sait se servir
des instincts démocratiques, inversement elle est modifiée
par eux. Ainsi l’individualisme et la tendance vers l’égalité
opèrent deux transformations fondamentales. L’une porte sur
les contraintes rituelles ou liturgiques qui répugnent à
l’homme démocratique et sont vouées à s’affaiblir.
Les contraintes religieuses externes touchant la vie quotidienne sont
en effet incompatibles avec la manière de vivre et de penser de
l’homme démocratique parce qu’elles sont essentiellement
fondées sur la tradition et l’autorité qui s’opposent
directement au goût de l’autonomie et à l’expansion
des lumières . La seconde transformation, porte sur les contenus
de croyance eux-mêmes. C’est ainsi que les dogmes religieux
passent au second plan, seul un petit nombre de principes essentiels se
maintient : l’existence d’un Dieu créateur, l’unité
du genre humain, l’idée du salut, et quelques autres éléments
qui définissent l’adhésion à une communauté
de fidèles. Ainsi pour Tocqueville le catholicisme est la religion
la mieux adaptée à la démocratie, non en raison de
la plus grande crédibilité de ses dogmes, mais simplement
en raison de leur limitation et des faibles contraintes qu’ils imposent
à la vie individuelle : “ On voit de nos jours, plus qu’aux
époques antérieures, des catholiques qui deviennent incrédules
et des protestants qui se font catholiques. Si l’on considère
le catholicisme intérieurement, il semble perdre ; si on le regarde
hors de lui, il gagne. ” C’est sans doute de ce jugement que
provient la thèse assez largement débattue de nos jours
selon laquelle le christianisme (voire le catholicisme) serait la religion
de la fin de la religion ou de la sortie du religieux. En fait, je crois
qu’elle avait pour Tocqueville un autre sens, plus conforme du reste
à l’importance qu’il accorde lui-même à
la religion dans les sociétés démocratiques, et en
particulier en Amérique. Elle me semble en effet signifier plus
fondamentalement que, à la définition de la religion par
des contenus dogmatiques, la démocratie substitue un besoin indifférencié
de religion qui peut prendre la forme d’une adhésion aux
religions traditionnelles, mais aussi à d’autres sortes de
cultes plus ou moins nouveaux, plus ou moins exotiques. On pourrait ainsi
comprendre le développement de forme de religiosités nouvelles
et l’expansion de sectes qui les promeuvent ou les utilisent.
3 / Parler d’un besoin indifférencié de religion n’implique
nullement l’idée d’un relâchement de l’adhésion
religieuse ou un affaiblissement du besoin religieux. La religion constitue
en effet, dans la société démocratique et de libre-échange,
non la seule, mais la principale instance susceptible de donner une signification
à l’existence. La société démocratique
est en effet par son fonctionnement même matérialiste : elle
est tout entière tournée vers la recherche du bien-être
matériel de l’individu. Cette société se caractérise
donc par la reproduction indéfinie du désir d’objets
nouveaux et l’accumulation sans fin de petites satisfactions. Or
cette reproduction et cette accumulation indéfinies ne sont pas
susceptibles de donner un sens à leur propre dynamique, ni une
finalité à l’homme démocratique. C’est
pourquoi, celui-ci est un homme mélancolique qui ne peut trouver
de sens à sa propre existence au milieu des biens (ou à
plus forte raison de l’absence de biens) qui l’entourent et
qu’il s’est épuisé à rechercher de manière
parfois effrénée. On peut ainsi comprendre que le besoin
de spiritualité et de religion, non seulement n’est pas contraire
à la société démocratique, mais est au contraire
engendré par elle, selon la modalité particulière
que nous venons de voir. Le besoin de religion est ainsi lié à
une recherche de justification et de signification dans le cadre d’un
système social et économique qui n’en a pas .
4 / On peut désormais comprendre pourquoi certaines religions ou
plutôt des formes religieuses, qui sont plus propres à certaines
religions mais qui peuvent aussi se retrouver en toutes, en particulier
lorsqu’elles se crispent en fondamentalismes, sont incompatibles
avec la démocratie. Ainsi une forme de religion inconciliable avec
la recherche du bien-être matériel, avec les exigences d’autonomie
et d’égalité (par inégalité des sexes,
effacement de l’individu devant la communauté ou la hiérarchie
familiale et sociale, etc.), ou encore qui entendrait imposer ses contraintes
à la vie publique, est incompatible avec la démocratie.
L’avenir de la société démocratique est ainsi
au moins en partie lié au devenir des religions.
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