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Présentation
Franck Lessay
À qui en douterait, l'actualité sanglante du Proche-Orient,
de l'Afrique du Nord, du sous-continent indien et de quelques autres régions
du monde (sans en exclure l'Europe des Balkans et de l'Irlande du Nord)
apporterait des preuves quotidiennes de ce que les relations entre la
religion et la politique sont devenues, ou redevenues hautement problématiques.
Des confusions et des empiètements anciens resurgissent. Des incompatibilités
inédites affleurent. Le débat idéologique s'ouvre,
de nouveau, à l'anathème (au sens propre) et aux paroles
de mort. Le ciel et l'enfer font irruption avec fracas dans le discours
politique, accompagnés de promesses de salut et de damnation. Les
militants cèdent la place aux apôtres. Les Etats sont sommés
de prendre parti dans des conflits où s'affronteraient le Bien
et le Mal. Sur un mode moins dramatique, des notions qu'on pouvait croire
définitivement intégrées à l'arsenal de la
pensée démocratique, comme la laïcité, se révèlent
sources de controverses, parfois de dissensions. Des fractures se dessinent
dans le pacte social des nations développées, qui signalent
les imperfections d'un partage de territoires supposé achevé
et admis entre le religieux et le politique. Mais peut-être cette
situation aura-t-elle la vertu de remettre en discussion ce qui, après
tout, n'a jamais cessé de constituer un enjeu fondamental de la
vie des Etats.
Est-il, en effet, question plus importante, du point de vue de l'histoire
et de la théorie politiques, que celle du rapport entre la religion
et la cité? La fondation des cités antiques était
un acte religieux. Tous les actes de la vie sociale étaient alors
associés à un rituel et possédaient un caractère
cérémoniel que la diffusion du christianisme n'abolit aucunement
(et qui n'a, dans les sociétés occidentales modernes, que
partiellement disparu, même s'il s'est laïcisé). La
religion occupait une place reconnue et, en ces temps éloignés,
de premier plan dans la cité. Rien là qui ne paraisse naturel
(et qu'une expérience semble-t-il universelle vient confirmer):
en tant qu'expérience collective de la vie spirituelle, la religion
entretient un rapport direct et intime avec le fait social et, de ce fait,
entre nécessairement dans le champ du politique; le vouloir-vivre-ensemble
qui, tel un pacte, sert de ciment à la cité va logiquement
de pair avec la préoccupation du sens de l'existence et des raisons
de vivre.
La véritable question semble plutôt de déterminer
comment penser la séparation des deux ordres. Cette séparation
peut bien nous apparaître comme un fait acquis et légitime
parce qu'elle se greffe sur celle des sphère publique et privée,
qui est un des éléments constituants de la modernité.
Elle est pourtant le fruit d'une évolution qui fut longue, complexe,
souvent dramatique, et qui n'a pas atteint son terme sous toutes les latitudes.
Le christianisme y eut une part décisive, comme facteur de déclenchement
et de retardement à la fois. La distinction entre un pouvoir spirituel,
en charge de la survie dans l'au-delà, et un pouvoir temporel,
responsable de l'administration des choses d'ici-bas, amorçait
un processus de scission entre les deux plans sur lesquels se déroule
l'existence de la cité. L'équilibre institutionnel était
cependant instable, rendu précaire par des questions de préséance,
voire par une pente vers la confusion qui peut se comprendre. Salut ou
damnation éternels semblent l'emporter en importance sur le souci
du quotidien et pouvaient justifier une prééminence du pouvoir
spirituel. Le pouvoir temporel garantissait à l'Eglise une protection
qu'il estimait, non sans raison, lui mériter en retour un soutien
sans faille, pouvant aller jusqu'à la docilité. La légitimation
du politique par le religieux, tout comme l'appui du prince à l'Eglise,
semblaient impliquer, entre ces puissances, des obligations réciproques
dont le caractère flou était source de tensions, sinon de
conflits. Encore les relations se compliquèrent-elles quand, à
la Renaissance, l'unité de foi se brisa, offrant à la logique
civile l'occasion de s'affirmer plus fortement aux dépens de la
logique ecclésiastique, soit par la conversion des princes à
la Réforme, soit par un engagement de leur part au service de la
religion ancienne qui pouvait, à nouveau, entraîner des contre-parties.
Un double processus capital s'enclencha dans ce contexte: l'émergence
de l'Etat moderne, à la fois sécularisé (au sens
de l'autonomie acquise vis-à-vis du pouvoir religieux) et bénéficiaire
d'un transfert des attributs de la plénitude de puissance jusqu'alors
réservée à l'Eglise; l'apprentissage douloureux du
pluralisme des croyances. L'acceptation progressive (et inégale
selon les pays) de la tolérance religieuse renforçait l'indépendance
de l'Etat en l'obligeant à une neutralité de plus en plus
marquée face aux diverses confessions. L'action politique allait
puiser ses ressorts dans les seules passions terrestres. Simultanément,
la coexistence des croyances signifiait la fin des prétentions
au monopole de la vérité. Ce qui s'observait dans le domaine
de la foi ne pouvait manquer d'être transposé dans celui
des convictions politiques. L'acceptation comme inévitable, puis
comme légitime, de la diversité des opinions menait à
la reconnaissance d'un principe fondateur de la démocratie. La
cohésion du corps social s'établissait sur l'adhésion
à des valeurs communes, parmi lesquelles - de manière indissociable
- le droit imprescriptibles à suivre librement sa voie sur le plan
spirituel et à faire valoir pacifiquement son opinion sur le gouvernement
de la cité.
C'est ce long cheminement qui semble remis en cause quand s'affiche une
nostalgie de nature intégriste pour l'unité de la foi et
de la loi, quand l'inégalité des droits entre les communautés,
entre les sexes, bien entendu, entre les personnes, est dite envisageable
au nom de la tradition religieuse. Du même coup, des interrogations
embarrassantes surgissent, qu'il faut affronter sans timidité.
* La religion a-t-elle besoin de la démocratie? L'expérience
historique fournit des réponses ambiguës à cette question.
Les religions semblent s'être accommodées fort bien et pendant
longtemps de régimes autoritaires qui en imposaient la pratique
et accordaient à certaines d'entre elles un monopole d'exercice.
Mais c'est dans le cadre d'institutions démocratiques, respectueuses
de leurs différences, qu'elles ont réussi le mieux à
co-exister et à se développer sans se nuire mutuellement.
* La démocratie a-t-elle besoin de la religion? Entendue comme
mode de gouvernement, elle ne se fonde pas sur des croyances ni sur une
foi quelconque. Dans cette mesure, elle est étrangère à
la religion, qu'elle semblerait devoir tenir à distance. Pour autant,
cependant, qu'elle repose sur l'adhésion à des valeurs,
civiques et morales, il faut se demander si elle peut subsister durablement
dans un contexte socio-culturel irréligieux et ultra-individualiste,
caractérisé par une vision purement hédoniste de
la vie, voire par un humanisme sans fondement théologique qui,
faisant de l'homme une référence absolue, ne serait pas
à l'abri de dérives éthiques politiquement dangereuses.
Qu'un Etat démocratique et s'efforçant à la neutralité
religieuse soit conforme à ce qu'on peut se représenter
comme la dignité et l'intérêt même de la religion
s'admet aisément dans les sociétés développées
d'aujourd'hui. Mais il se peut que la solidité du lien social requière
une présence forte de la religion. Est-il possible de favoriser
cette présence sans sombrer dans de nouveaux cléricalismes
qui seraient contraires à l'esprit même de la démocratie?
* Toutes les "grandes" religions sont-elles compatibles avec
la démocratie? Là encore, l'histoire offre des leçons
qui incitent à des réponses nuancées, prenant en
compte le poids accordé à la tradition, la part d'autonomie
reconnue à l'individu dans le groupe social, la valeur attribuée
à la réflexion critique et au renouvellement de l'interprétation
des textes sacrés. La réalité du monde contemporain
vient, par surcroît, corroborer les enseignements du passé.
Sur une échelle constituée à l'aide de ces paramètres,
on peut difficilement situer les religions à un même niveau
de compatibilité avec la démocratie.
Quel que soit l'angle sous lequel on l'aborde, le débat touche
à l'essentiel de la réflexion politique.
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