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Présentation

Rainer Rochlitz


« Revue bimensuelle de la culture allemande libre » dirigée par Thomas Mann et Konrad Falke, Maß und Wert paraît à Zurich entre 1937 à 1940. Lorsque Walter Benjamin propose à un certain Oprecht, éditeur de la revue, de rédiger un article sur le travail de l’Institut de recherche sociale dirigé par Max Horkheimer et notamment sur sa revue Zeitschrift für Sozialforschung, c’est Ferdinand Lion, en sa qualité de rédacteur en chef, qui lui répond et lui dit vouloir accueillir ce texte « de tout cœur et avec le plus grand plaisir » — à condition que « ce ne soit pas communiste ». C’était là méconnaître la revue de Horkheimer et l’auteur de l’éventuel compte rendu, mais Benjamin comprend aussitôt qu’il ne faut guère insister sur les intentions politiques de la revue. Il décide donc de les dissimuler et de mettre l’accent sur l’inspiration freudienne des membres de l’Institut de recherche sociale. C’est ce qui explique le caractère crypté du texte.
À plusieurs reprises — c’est là même son point de départ —, Benjamin souligne à la fois les risques et les avantages qui sont inhérents à la situation précaire des penseurs allemands en exil. Ces derniers sont évidemment tentés d’insister sur le tort qu’ils ont subi et de plaider leur cause avec un certain narcissisme. « Dans l’injustice subie », Benjamin souhaite au contraire chercher « ce qu’il y avait en elle de juste » ou de « mérité ». Il cherche en fait ce que pourraient être les bases normatives d’une critique politique sans concession. D’où — en réponse aux soupçons des directeurs de Maß und Wert — son refus explicite de se joindre à ceux qui se tournaient alors aveuglément vers un mythique « prolétariat » censé rétablir la situation désespérée de l’Allemagne. Avec Horkheimer, Benjamin en appelle plutôt à une « théorie critique de la société ».
En janvier 1938, lorsque Benjamin rencontre Adorno à San Remo, ils entreprennent de travailler ensemble sur cet essai, mais ne rédigent que quelques fragments. C’est finalement seul que Benjamin écrit l’article en mars 1938. Sous son pseudonyme Hektor Rottweiler, Adorno est tout juste mentionné à deux reprises en tant que philosophe et esthéticien musicologue, auteur aussi d’une étude sur le jazz publiée par la revue de l’Institut. Löwenthal et Kracauer sont évoqués pour leurs textes sur l’idéologie autoritaire et sur la propagande des États totalitaires. L’accent est mis principalement sur les travaux de Fromm et de Horkheimer. Sous couvert de psychanalyse et de philosophie, les thèmes de l’autoritarisme et de l’égoïsme, identifiés à la tradition bourgeoise, permettent à Benjamin de parler de politique là où la censure anticipée lui avait interdit d’aborder ce sujet de front.
Cette démarche de dissimulation des intentions les plus critiques n’est pas propre à ce seul texte ; dans les années 1930, elle caractérise nombre de textes benjaminiens, notamment ceux qui devaient encore paraître dans des revues allemandes ou suisses. C’est dans cet esprit qu’il souligne un trait commun des penseurs allemands en exil : leur intérêt pour la tendance « réaliste » de la philosophie européenne, soucieuse de la portée sociale de ses recherches. Il cite ici les noms de Hobbes et de Bacon, de Diderot et d’Holbach, de Feuerbach et de Nietzsche, ce dernier se substituant sans doute au nom imprononçable de Marx.
Se référant à l’étude de Herbert Marcuse sur le concept « affirmatif » de culture, que les adversaires du nazisme opposent volontiers aux falsificateurs cyniques de l’histoire, Benjamin esquisse un thème qu’il développera dans l’une de ses thèses « sur le concept d’histoire » : les biens de l’esprit ne sont pas moins menacés que les biens matériels, et il n’y a donc pas de refuge spirituel devant la barbarie. C’est pourquoi Benjamin défend un « concept critique de culture » et préconise un type de recherche qui s’attache aux conditions techniques de la création et à une approche sociologique de la réception des œuvres. En parlant de cinéma ou de contes, de poèmes baudelairiens ou de passages parisiens, Benjamin prend ses distances avec une critique fondée sur le « goût » et privilégie une démarche qui tente de faire ressortir les enjeux intellectuels de la société contemporaine. L’intérêt de ce modeste article sur l’Institut de recherches sociales réside dans son caractère de « bouteille jetée à la mer », dans un contexte où la moindre défense publique des ambitions de ce groupe d’émigrés dispersés revêtait une importance intellectuelle et politique aujourd’hui à peine concevable.