Sommaire général
 
  Grand article
 
 

Sur l’École de Francfort

Walter Benjamin


Lorsque commença en 1933 la dispersion des savants allemands, il n’y avait aucun domaine dont la connaissance familière aurait pu leur conférer un prestige exclusif. Pourtant, les regards de l’Europe étaient tournés vers eux, et il s’y lisait plus que de la sympathie. C’étaient des regards interrogateurs, comme les font naître des gens qui ont été confrontés à un danger inhabituel, frappés par une terreur nouvelle. Il fallut un certain temps avant que les intéressés parviennent à fixer dans leur propre esprit l’image de ce qui avait surgi devant eux. Mais cinq ans représentent un délai respectable. Ces années tournées vers une seule et même expérience, ces années que chacun a employées à sa manière et dans son domaine, ont dû suffire à un groupe de chercheurs pour rendre compte, envers eux-mêmes et envers d’autres, de ce qui leur était arrivé en tant que chercheurs, et de ce qui allait désormais orienter leur travail. Ce compte rendu, ils le devaient peut-être tout particulièrement à ceux qui dans l’exil leur avaient témoigné confiance et amitié.
Le groupe en question s’est rassemblé au temps de la République allemande autour de l’ « Institut für Sozialforschung » de Francfort. On ne peut pas dire qu’il ait constitué à l’origine une équipe spécialisée. Le directeur de l’Institut, Max Horkheimer, est un philosophe, son plus proche collaborateur, Friedrich Pollock, un économiste. On trouve à leurs côtés le psychanalyste Fromm, le chercheur en économie politique Grossmann, les philosophes Marcuse et Rottweiler — lequel s’occupe également d’esthétique de la musique —, l’historien de la littérature Löwenthal et quelques autres. Ce regroupement s’est fait dans l’idée que « la théorie de la société ne peut se développer aujourd’hui qu’en relation étroite avec un certain nombre de disciplines, principalement avec l’économie politique, la psychologie, l’histoire et la philosophie. » D’un autre côté, les chercheurs cités ont ceci en commun, qu’ils s’efforcent tous de régler le travail de leurs disciplines respectives sur l’état de l’évolution sociale et de sa théorie. Ce qui est en jeu ici ne se laisse guère exposer sous la forme d’une doctrine, et certainement pas comme un système. Il faudrait plutôt parler de l’empreinte d’une expérience inaliénable, qui traverse toutes leurs réflexions. Le sens en est que la rigueur méthodologique dont la science voudrait s’honorer ne mérite son nom que si elle intègre dans son horizon, non seulement l’expérimentation pratiquée dans l’espace isolé du laboratoire, mais aussi celle qui prend place dans l’espace ouvert de l’histoire. Cette nécessité, les années passées l’ont fait sentir aux chercheurs venus d’Allemagne plus vivement qu’ils ne l’eussent souhaité. Elle les a conduits à souligner le lien qui unit leur travail au courant réaliste de la philosophie européenne, tel qu’il s’est développé au XVIIème siècle principalement en Angleterre, au XVIIIème en France, au XIXème en Allemagne. Un Hobbes et un Bacon, un Diderot et un Holbach, un Feuerbach et un Nietzsche avaient conscience de la portée sociale de leurs recherches. Cette tradition acquiert à présent une nouvelle autorité, sa perpétuation suscite un regain d’intérêt.

(...)

Nb : la totalité de cet article est disponible dans la version papier de Cités.