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De
la dépression dans l’art
et dans la peinture en particulier
Yves Charles Zarka
Paris, Palais de Tokyo, dimanche 7 juillet 2002. Lieu d’exposition,
récemment inauguré, entre musée et squat, où
l’on peut voir les œuvres d’artistes contemporains. Qu’y
voit-on ? Quelques exemples. Un grand rideau de velours noir. Derrière
ce rideau, une grande pièce sombre. Il est indiqué, à
l’entrée : “ Merci de bien vouloir vous déchausser
avant d’entrer ”, et, pour le public non francophone ; “
Please remove your shoes. ” Lorsqu’on passe le rideau, on
aperçoit au centre de la pièce une vitrine éclairée,
un peu comme celles où sont exposées les parures précieuses
des bijouteries. On s’approche, on remarque au centre de la vitrine
un boîtier qui, par association d’idées, probablement
en raison du rideau noir et de la nécessité de se déchausser,
fait penser irrésistiblement à la Ka’ba de la Mecque.
Sur le boîtier, en guise de pierre précieuse ou sacrée,
qu’y a-t-il ? Une allumette.
À part ça. Objets divers, bric-à-brac. Des photos,
beaucoup de photos. Certaines sont très fascinantes, mais ni plus
ni moins que celles qu’on trouve dans de nombreux magazines, par
exemple Match. Et puis, çà et là : photographies
d’un trou du cul, d’une fellation homosexuelle, de déchets,
déjections ... Il n’y a pas que cela, mais il y a aussi cela.
Début du XXe siècle, début du XXIe : quel contraste,
quel effondrement !
Le siècle précédent commença non seulement
par une effervescence et une créativité extraordinaires
(impressionnisme, fauvisme, art abstrait, et bientôt surréalisme,
Dada, etc.) mais aussi par la manifestation d’une volonté
clairement affirmée de renouveler l’art, dont les fers de
lance étaient la musique et la peinture. Renouveler l’art
signifiait le libérer, comme si son histoire antérieure
avait été celle d’une aliénation à autre
chose que lui-même : à la réalité extérieure,
à l’imitation, c’est-à-dire à la représentation.
Par cette libération, l’art prenait conscience de son essence
véritable et de sa destination légitime. Qu’on relise
à ce sujet ce qu’écrivait Apollinaire, en 1913, dans
ses Méditations esthétiques. Les peintres cubistes,
où sont successivement décrites les physionomies artistiques
des nouveaux peintres (Picasso, Braque, Jean Metzinger, Albert Gleizes,
Juan Gris, Marcel Duchamp et al.):
“On s’achemine ainsi vers un art entièrement nouveau
qui sera à la peinture, telle qu’on l’avait envisagée
jusqu’ici, ce que la musique est à la littérature.
Ce sera de la peinture pure, de même que la musique est de la littérature
pure. L’amateur de musique éprouve, en entendant un concert,
une joie d’un ordre différent de la joie qu’il éprouve
en écoutant les bruits naturels comme le murmure d’un ruisseau,
le fracas d’un torrent, le sifflement du vent dans une forêt
ou les harmonies du langage humain fondées sur la raison et non
sur l’esthétique. De même, les peintres nouveaux procureront
à leurs admirateurs des sensations artistiques uniquement dues
à l’harmonie des lumières impaires.”
Ce renouvellement de la peinture est bien une libération à
l’égard d’une servitude très ancienne, devenue
au fil du temps douce et même volontaire : “ Les vertus plastiques
: la pureté, l’unité et la vérité maintiennent
sous leurs pieds la nature terrassée [...]. Cependant trop d’artistes
peintres adorent encore les plantes, les pierres, l’onde ou les
hommes. On s’accoutume vite à l’esclavage du mystère.
Et la servitude finit par créer de doux loisirs. On laisse les
ouvriers maîtriser l’univers et les jardiniers ont moins de
respect pour la nature que n’en ont les artistes. Il est temps d’être
les maîtres. La bonne volonté ne garantit pas la victoire.
” La peinture s’émancipe ainsi du canon traditionnel
de la beauté, l’artiste doit tout sacrifier aux nécessités
d’une nature supérieure et intérieure. Si la peinture
a toujours pour but le plaisir des yeux, il s’agira désormais
d’un autre plaisir que celui que nous procure le spectacle des choses
naturelles.
Un an plus tôt, en 1912, paraissait la première édition
du manifeste de l’art abstrait de Kandinsky, Du spirituel dans
l’art et dans la peinture en particulier. C’est, cette
fois, la “ nécessité intérieure ” qui
définit l’essence de l’art contre la pensée
positiviste et matérialiste du XIXe siècle :
“ La vie spirituelle, à laquelle l’art appartient également,
et dont il est l’un des agents principaux, est un mouvement compliqué,
mais certain et facilement simplifiable, vers l’avant et vers le
haut. C’est le mouvement même de la connaissance, qui, quelque
forme qu’il prenne, garde le même sens profond et le même
but. ”
Avec l’autonomisation progressive de la surface, de la forme et
de la couleur, la peinture peut prétendre manifester les mondes
intérieurs qui habitent le plus profond de l’âme. Le
mouvement vers l’avant et vers le haut donne une assise philosophique
à l’idée d’avant-garde : “ Immanquablement
un homme surgit alors, l’un de nous, en tout point notre semblable,
mais doué d’une mystérieuse puissance de vision. Il
voit et montre la route. Il voudra parfois se débarrasser de ce
don, qui, souvent, lui pèse comme une croix. Il ne le pourra pas.
Malgré le mépris et la haine, il traîne à sa
suite sur le chemin encombré, vers le haut, vers l’avant,
le lourd chariot de l’Humanité. ” Là encore,
les problèmes de forme et d’expression des arts plastiques
sont traités en étroite connexion avec ceux de la musique
et l’objectif de “ faire vibrer l’âme du spectateur
par des accords picturaux ”.
Le début du XXIe siècle rend un son complètement
différent : celui d’une dépression généralisée
de l’art. Non qu’il n’y ait plus d’artistes ou
de vie artistique, mais parce que celle-ci s’est comme émiettée,
pulvérisée en une multitude d’initiatives individuelles
sans mouvement d’ensemble et sans ressort. Pour reprendre un terme
d’Arthur Danto, qui est sans doute le philosophe actuel le plus
profond sur l’art contemporain, l’art est entré dans
le régime du “ pluralisme ” : “ Après
les grands moments du Pop Art et du minimalisme, le courant de l’histoire
de l’art s’était divisé en d’innombrables
courants capillaires et le monde de l’art en un ensemble de petits
mondes de l’art. ” Or ce pluralisme dans l’art, c’est,
pour Danto, ce qu’il reste de l’art après la fin de
l’art. Ce qu’il tente de penser par là, c’est
d’une certaine manière ce que Marcel Duchamp avait été
le premier à apercevoir, à savoir que l’époque
de l’art était révolue ou que l’art avait fait
son temps . On comprend donc la centralité du thème de la
fin de l’art chez Danto. Cette expression n’est pas à
entendre au sens trivial d’une mort ou d’une disparition de
toute activité artistique, mais au sens où l’art contemporain
en son irréductible pluralité ne présente plus l’unité
stylistique susceptible de l’intégrer dans une direction
narrative, dans une histoire qui est précisément celle de
l’art.
“La période de l’art contemporain est celle du désordre
informationnel et de l’entropie esthétique totale. Mais c’est
aussi une période de liberté totale. De nos jours, il n’existe
plus de clôture de l’histoire. Tout est permis [...]. Les
années 1970 étaient une décennie où l’histoire
semblait avoir perdu son chemin.”
L’art contemporain comme art posthistorique, art après la
fin de l’art, qui peut coïncider avec une grande effervescence
et une productivité artistiques, serait ainsi l’époque
où l’art, défini traditionnellement par l’histoire
des styles, des techniques, des écoles, l’art avec son statut
et sa reconnaissance sociale, a cessé d’être, pour
laisser place à des activités qu’on appelle encore
artistiques, mais qui sont fondamentalement différentes.
La question qui se pose désormais est de savoir comment expliquer
cet épuisement de l’art. Celui-ci a-t-il véritablement
perdu tout horizon, est-il pour ainsi dire sans passé et sans avenir,
se ramène-t-il à une gesticulation quasi insignifiante ?
Pour répondre à cette question, il convient de l’envisager
sur trois plans au moins.
Le premier est proprement artistique, il a été fortement
souligné par Arthur Danto. L’art contemporain se caractérise
par la perte de tout critère, qu’il s’agisse de la
notion de beauté ou même de celle d’expérience
sensible. L’invasion de l’art par les objets ordinaires de
la société de consommation, principalement avec le Pop Art
et en particulier Andy Warhol, et la nécessaire conceptualisation
qui lui est associée (l’art devient raisonneur, puisque rien
ne peut le singulariser dans l’expérience sensible), abolissent
la différence essentielle au temps de la représentation
entre le monde de l’art et celui des choses. On ne saurait plus
dire, comme Pascal : “ Quelle vanité que la peinture qui
attire l’admiration par la ressemblance des choses, dont on n’admire
point les originaux ”, parce qu’il n’y a plus de ressemblance
entre l’instance de la représentation et celle de la chose,
mais uniquement un monde d’objets, de sorte que n’importe
quel objet peut être considéré comme une œuvre
d’art. Si tout peut être de l’art, on comprend que n’importe
quoi le devienne, par la simple décision arbitraire de celui qui
a le pouvoir de le placer dans un musée. Ce qui est fréquemment
le cas. La question est ici celle du critère. Si l’on peut
définir l’art comme la transfiguration du banal, celle-ci
peut-elle se réaliser sans réintroduire subrepticement la
dimension d’une spécificité de l’œuvre
et la dimension du style, autre nom du beau – en somme, la dimension
kantienne de l’esthétique ? C’est à mon sens
impossible, une œuvre d’art doit pouvoir s’attester et
se légitimer autrement que par un pur acte de volonté.
Le second plan concerne les institutions chargées de sélectionner,
d’accréditer et de subventionner l’art. Commissions
et commissaires sont le plus souvent des organes de stérilisation
ou, ce qui revient au même, de consécration artificielle
de pseudo-subversions ou pseudo-innovations . Il n’y a pas d’art
nouveau sans grande individualité, sans esprit de révolte
ou sans transgression des normes. Or les institutions culturelles ont
eu l’effet inverse de celui qu’elles recherchaient : elles
ont asphyxié l’esprit d’indépendance, la volonté
de créer, le goût du risque où ce qui est risqué,
c’est l’existence même. La version culturelle de l’État-
providence a été l’instrument sinon d’une stérilisation,
du moins d’un nivellement au plus médiocre de la vie de l’esprit.
Reste le plan tout à fait fondamental du rapport entre l’art
contemporain et la société dans laquelle il s’inscrit.
Il m’est évidemment impossible de dire ici davantage que
quelques mots. Il y faudrait un livre. Il va de soi que tout art porte
la marque de l’esprit de son temps et de la société
où il est produit. Erwin Panofsky l’a montré pour
le Moyen Âge et pour la Renaissance. Il nous manque peut-être
un Panofsky de l’art contemporain s’il est possible. En attendant,
on notera que c’est le statut de la valeur (monétaire, commerciale,
mais aussi artistique) dans la société capitaliste avancée
ainsi que le rôle des individus comme acteurs, sujets de désir
dans une société démocratique, qu’il conviendrait
d’étudier . Le rôle du marché de l’art,
le goût et l’intérêt de l’homme démocratique,
le poids immense de la publicité et le poids plus grand encore
des médias, l’homogénéisation insensible du
goût (qui peut être liée à la croyance en une
autonomie complète des individus), enfin le règne de la
subjectivité et du relativisme généralisé.
Un dernier mot sur ce point. On a coutume de critiquer l’art contemporain
comme l’empire d’un sujet qui se substituerait à la
plénitude d’un monde perdu . Je crois au contraire que la
part (je dis bien : la part) d’insignifiance que comporte l’art
contemporain résulte plutôt du règne d’une subjectivité
plate et vide, d’une subjectivité sans sujet. Je
reviendrai bientôt sur ce concept.
C’est le retour du sujet qui permettra sans doute de dépasser
la phase dépressive de l’art contemporain et d’ouvrir
une nouvelle époque de l’histoire de l’art.
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