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Présentation
Caroline Guibet Lafaye et Serge Trottein
On peut certes regretter que les artistes ne se soucient plus guère
de beauté ou qu’avec le déclin des avant-gardes ils
semblent avoir renoncé à transformer notre environnement
urbain, il n’en reste pas moins que l’art occupe dans la ville
une place grandissante, voire envahissante, justifiant à elle seule
que Cités y consacre un dossier. Une réflexion s’imposait
par conséquent sur un sujet dont il n’était assurément
pas question en si peu de pages d’offrir un quelconque panorama
; laissant donc provisoirement de côté des questions aussi
essentielles que celles de l’architecture et de l’urbanisme,
on s’est donné comme priorité de proposer une mise
en lumière des nouveaux rapports qui émergent entre l’art
et la ville, entre esthétique et politique, tout en considérant
l’évolution de la place de l’artiste dans trois villes
en particulier, New York, Barcelone et Paris, choisies pour leur caractère
emblématique.
Envisager l’art dans son rapport à la ville revient à
le contextualiser. Réciproquement, celui-ci se donne comme le médium
à partir duquel et par lequel les artistes s’interrogent
sur le monde et sur leur rapport au monde, c’est-à-dire à
la ville. La pensée de Gadamer, dont Rémi Labrusse rappelle
l’actualité, offre des moyens conceptuels de penser l’articulation,
le passage du contexte originel de l’œuvre à son contexte
immédiat, par la notion de « décoratif », dans
son opposition à une approche purement « esthétique
» de l’œuvre d’art, celle du musée, qui
l’isole de son milieu urbain.
Interroger l’art dans le cadre de la ville implique de le situer
à la fois temporellement et spatialement, c’est-à-dire
d’envisager la pratique artistique historiquement et géographiquement.
En rupture avec la distance esthétique à l’égard
des mutations urbaines, les avant-gardes new-yorkaises sont intervenues
directement, comme le rappelle François Noudelman, sur la cité
et dans les champs sociaux, développant des discours sur le patrimoine
urbain, cherchant à le redessiner et parfois à le bouleverser,
s’octroyant, dans tous les cas, un droit de regard sur leur environnement.
La ville n’est alors plus seulement une réserve de figures
poétiques, puisque ses paradigmes esthétiques se révèlent
propres à engendrer des révolutions artistiques.
Considérée toutefois non plus du point de vue de l’histoire
et de l’histoire de l’art mais spatialement, l’articulation
de l’art à la ville prend aussi forme et sens dans la notion
d’espace public. L’artialisation de l’urbain, à
partir de sa représentation et de l’image qui en est prélevée,
est le vecteur de son appropriation, ce dont témoignent aussi bien
Joan Roca et Patrick Faigenbaum à propos des transformations de
Barcelone que le travail d’Anne Deguelle, mené avec la ville
de Gennevilliers. L’art, prenant pied et place dans la ville, se
détourne ainsi du musée. Mais la question se pose alors
de savoir si toutes les manifestations et les énergies de la ville,
jusqu’à la violence la plus absolue, peuvent revêtir
les habits de l’art, ou si au contraire l’envahissement de
la ville par l’art trouve là l’une de ses limites incontournables,
comme le suggère la réflexion de Carole Talon-Hugon.
Lorsque l’art se saisit de la ville, l’objet de l’art
et l’objet du monde se confondent. Ils ne se distinguent alors plus
que par l’intentionalité du regard pris sur eux. La référence
et la mise en œuvre du tableau comme abstraction deviennent impossibles,
au regard de la vie et de la prolifération de la ville. Le travail
du tableau est dès lors bien plutôt l’élaboration
d’un nouveau rapport à la multiplicité du monde. Agnès
Thurnauer l’envisage comme la traversée des choses. Il est
ainsi le lieu d’une pluralité de perspectives. Dans cette
élaboration de et à partir de l’extériorité
ou de l’altérité, la ville – Paris en l’occurrence,
où s’ouvrent à l’art de nouveaux espaces comme
celui du Palais de Tokyo – est le lieu d’exacerbation des
rapports et des conflits. Abolissant la distance esthétique, qui
transforme toute production artistique en une œuvre d’art,
immédiatement identifiée et identifiable comme telle, l’artiste
inscrit ainsi son action dans la réalité urbaine et sociale.
Le projet de transformation de la ville inclinait l’art vers la
politique, vers une politisation de l’art. La réflexion sur
la relation de l’art à la ville conduit aujourd’hui
en revanche à repenser sa dimension politique, ainsi que s’y
essaie Joëlle Zask au point de soutenir que « l’artiste
est le meilleur des citoyens ». Le citoyen, au même titre
que l’œuvre d’art, n’a pas, comme tel, une existence
autonome. L’un et l’autre supposent une reconnaissance, initiée
par une rencontre et induisant une coopération, une participation,
un engagement dans la cité. De nouveaux rapports se dessinent ainsi
entre art et démocratie, qui impliquent une réévaluation
de la place de l’artiste dans la ville. Ce dossier aura aussi voulu
y contribuer.
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