À
quoi sert la sociologie ?
Raymond Boudon
Selon l’Encyclopedia britannica, la sociologie peut légitimement
se considérer comme une science, mais comme une science qui ne
peut faire état de réussites aussi spectaculaires que les
autres et qui paraît incapable de produire un savoir cumulatif,
sauf sur des sujets particuliers : « It is evident that sociology
has not achieved triumphs comparable to those of the several older and
more heavily supported sciences. A variety of interpretations have been
offered to explain the difference -most frequently, that the growth of
knowledge in the science of sociology is more random than cumulative.
The true situation appears to be that in some parts of the discipline
(…) there has in fact taken place a slow but accelerating accumulation
of organized and tested knowledge. In some other fields the expansion
of the volume of literature has not appeared to have had this property.
Critics have attributed the slow pace to a variety of factors (...)».
Il est vrai que la sociologie connaît des hauts et des bas, qu’elle
donne l’impression à la fois d’être et de ne
pas être une science comme les autres. Dans le même temps,
elle apparaît comme de plus en plus fermement installée de
par le monde. Dans la troisième édition de cette référence
planétaire qu’est l’International Encyclopedia of the
Social and Behavioral Sciences, elle est fort bien servie : plus de 200
articles lui sont consacrés, contre par exemple 100 à l’économie,
150 à l’histoire, 130 à la linguistique, 130 à
la démographie, 100 à la philosophie ou 40 à l’archéologie.
Comment expliquer ces contradictions ?
La sociologie : science ou genre littéraire ?
Pour répondre à cette question, il est commode de partir
d’un ouvrage de l’historien allemand de la sociologie W. Lepenies.
Les fondateurs de la sociologie se sont sentis d’emblée confrontés,
avance-t-il, à un choix fondamental : peut-elle, comme les sciences
de la nature, chercher en premier lieu à créer du savoir
? Ou bien doit-elle prendre acte de ce que la complexité des phénomènes
sociaux les rend inaccessibles à l’analyse scientifique,
et développer plutôt des analyses de caractère essayiste
qui, à défaut de pouvoir être vraies ou fausses, soient
surtout plus ou moins séduisantes ? Doit-elle se donner une finalité
essentiellement cognitive ou viser un objectif qu’on peut qualifier,
en prenant ce mot au sens étymologique, d’esthétique
?
Réponse de Lepenies : la sociologie témoigne d’une
oscillation constante entre la science et la littérature, au point
qu’elle peut être décrite comme une « troisième
culture ». Les sociologues classiques, déclare-t-il, ont
indûment affiché des prétentions scientifiques : leur
production revêt un caractère esthétique ou idéologique
; ils sont des « intellectuels » et non des scientifiques
; les cénacles et les écoles sociologiques rappellent davantage
les « mondes de l’art » ou de la littérature
que ceux de la science. Bref, la sociologie serait un genre littéraire
: le genre spécialisé dans l’essayisme social.
Il est vrai que, des origines à nos jours, la sociologie apparaît
comme ballottée entre la science et la littérature. E. Goffman,
qu’on n’hésita pas ici ou là, il y a quelques
années, à présenter comme « le plus grand sociologue
américain de sa génération », a surtout décliné
avec talent des évidences, déclare Tom Burns dans la rubrique
nécrologique qu’il lui consacre dans le Times Literary Supplement,
sous le titre « Stating the obvious ». Goffman dut son succès
à ce qu’il décrivit avec acuité l’hypocrisie
de la vie sociale ; cela lui valut des tirages plus typiques des best-sellers
littéraires que des ouvrages scientifiques ; en même temps,
précise Burns, décidément peu respectueux du principe
de mortibus nihil nisi bene, les sociologues d’orientation scientifique
éprouvèrent de la difficulté à discerner quels
étaient au juste les apports de Goffman à la connaissance.
D. Riesman, peut-on ajouter, avait fait mieux encore que lui et réussi
à dépasser le million d’exemplaires, car, en décrivant
brillamment dans sa Foule solitaire l’isolement de l’individu
dans les sociétés de masse, il avait capté l’attention
de tout un public souffrant de mal-être. Mais Goffman et Riesman
ne sont pas des cas isolés. Dans les dernières années
du 19e siècle, Le Bon avait, de même, connu de considérables
succès de librairie en agitant le spectre des « foules »
à une époque où ce que nous appelons plutôt
les « masses » paraissent devenir un acteur essentiel sur
la scène de l’histoire. Aujourd’hui, d’autres
sociologues sont parvenus à se tailler un certain succès
en déclinant une fois de plus les thèmes inusables de l’«
intellectualisme prolétaroïde » (pour reprendre l’expression
de Max Weber) : dénonciation du pharisaïsme des « dominants
» ou de la misère du monde. On peut qualifier d’expressif
le genre sociologique illustré par Goffman, Riesman, Le Bon et
les autres. Il est à la fois le plus visible et le moins scientifique.
(...)
Nb : la totalité de cet article est disponible dans la version
papier de Cités.
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