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  Entretien  
 

Qu’est-ce qu’être anti-utilitariste ?

Entretien avec Alain Caillé

Propos recueillis par Jean-Pierre Cléro et Christian Lazzeri


CHRISTIAN LAZZERI : Une première question pour commencer, destinée à lever, peut être, une ambiguïté possible dans le titre même de la revue. MAUSS, c'est le Mouvement Anti-Utilitariste dans les Sciences Sociales. Or, il est possible de prendre le terme “ utilitariste ” en deux sens : le premier, restreint, renvoie à la doctrine précise défendue par Bentham et le courant utilitariste qui s'est plus ou moins reconnu dans les principales thèses théoriques qu'il défendait et selon lesquelles les individus n'agissent qu'en considération de la satisfaction de leur intérêt propre, affecté d'un coefficient de satisfaction élevé au rang de principe fondamental de la conduite et qui finit par créer pour chacun une sorte d'obligations subjective de maximisation des satisfactions. Le législateur politique se doit de mettre en oeuvre le plus grand bonheur possible pour le plus grand nombre d'individus et il faut pour cela procéder à une conciliation artificielle des intérêts par des actes de gouvernement et des structures institutionnelles appropriées, plutôt orientées, d'ailleurs, vers un régime démocratique. Les anti-utilitaristes insistent cependant, et le plus souvent, sur les ambiguïtés dans l'interprétation de la formule “ le plus grand bonheur pour le plus grand nombre ” (sommation des utilités individuelles ou recours à une utilité moyenne) et sur les conséquences politiques qu'auraient à affronter des minorités chaque fois changeantes dont les droits ne seraient jamais établis face aux exigences du plus grand nombre. On pourrait longuement discuter de ces objections , mais ce n'est pas l'objet de cette question. Cela étant, on entend aussi, mais en un sens très large cette fois (et cependant contesté), par utilitariste tout comportement qui vise de la part d'un agent déterminé à maximiser son intérêt, érigé lui aussi en objectif central, en incluant au premier chef, dans les moyens pour y parvenir, le recours systématique à des calculs et des choix rationnels. Mais, en prenant un tel point de départ dans l'individu et en insistant particulièrement sur le statut de la rationalité des choix on n'aboutit pas forcément, c'est le moins qu'on puisse dire, à confier à l'instance politique le soin de pratiquer à l'échelle sociale, ce que l'individu pratique rationnellement sur ses propres préférences en les hiérarchisant, voire en en sacrifiant certaines. Plusieurs courants de la philosophie politique contemporaine qui défendent des problématiques contractualistes, montrent même que l'on aboutit exactement au résultat inverse. Est-ce que les travaux du MAUSS prennent en compte ces deux significations possibles du terme “ utilitariste ”, mais alors que veut dire “ anti” dans ce cas?

ALAIN CAILLE : En effet, la définition de l'utilitarisme soulève de multiples difficultés et ambiguïtés possibles. Je suppose que nous allons avoir l'occasion d'en examiner un certain nombre à l'occasion de cet entretien. La difficulté essentielle est celle de savoir si par utilitarisme il faut entendre uniquement la doctrine de Bentham et de ses héritiers, ou si nous devons recourir à une définition plus large. Il est de prime abord tentant, par souci de ne pas tout mélanger, de s'en tenir à une définition assez stricte et donc d'opter en faveur du premier choix. Notez cependant que même ce premier choix est loin d'être aussi facile à suivre qu'on serait tenté de le croire.
Car que dit Bentham ? en quoi consiste véritablement sa doctrine? il y a sur ce point matière à de fortes divergences. Les lectures qui sont faites aujourd'hui de son oeuvre n'ont pas grand rapport avec celles qui semblaient aller de soi au XIXè siècle. Et il n'est nullement certain que ses héritiers, ou ceux qui se prétendent tels, lui soient ou lui aient été en effet fidèles. Bien au contraire. Lorsqu'on voit John Stuart Mill, l'auteur qui baptise la doctrine et qui en donne une formulation jugée souvent canonique, expliquer que l'utilitarisme n'est rien d'autre que la doctrine du Christ, de Platon et de Kant réunis, il y a quelques raisons de supposer que le malheureux Bentham s'en serait retourné dans sa tombe. Ou plutôt, que sa momie en aurait trépigné de stupéfaction. Je crois donc pour ma part que si nous voulons sortir du cercle herméneutique - car nous n'échapperons de toutes façons pas à la question de savoir si Bentham était effectivement utilitariste, en quoi, comment et jusqu'où ? -, il nous faut adopter une définition axiomatisée de la doctrine, qui tout en prêtant réellement et sérieusement attention à l’œuvre de Bentham, la dépasse et l'englobe. Je propose ainsi de caractériser l'utilitarisme par l'articulation problématique de deux propositions : une proposition positive qui affirme que l'action des individus est (ou devrait être, ou doit être considérée comme étant) régie par une mécanique du calcul intéressé ; et une proposition normative qui énonce qu'est juste ce qui contribue objectivement à l'accroissement du “ plus grand bonheur du plus grand nombre ”. Ou plutôt, à l'accroissement du plus grand bonheur calculé et calculable du plus grand nombre.

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Nb : la totalité de cet entretien est disponible dans la version papier de Cités.