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L’antisémitisme
en France aujourd’hui
Yves Charles Zarka
Le problème de l’antisémitisme est revenu au centre
de l’actualité en France ces derniers mois. Ce retour ne
s’est pas fait à l’occasion de la commémoration
d’un événement passé ou d’un travail
de mémoire, mais, comme on le sait, en raison du nombre important
d’actes hostiles aux Juifs accomplis en France depuis septembre
2001, c’est-à-dire depuis le début de la seconde Intifada.
Un ouvrage publié très récemment par l’Union
des étudiants juifs de France et SOS Racisme, Les Antifeujs.
Le Livre blanc des violences antisémites en France depuis septembre
2000, en dresse la liste. Celle-ci est significative, parce qu’elle
décrit et date des actes graves et des propos racistes qui, par
leur récurrence, attestent incontestablement le retour de comportements
antisémites que l’on espérait définitivement
rangés dans la mémoire d’un passé honteux.
Cette liste fait également obstacle à toute négation
facile de la réalité du phénomène, c’est-à-dire
à sa réduction à une simple répétition
accidentelle ou à un concours de circonstances. Cette situation
inacceptable s’est beaucoup dégradée ces derniers
jours avec les synagogues brûlées, les personnes agressées,
et les écoles juives menacées. Fermer les yeux sur cet état
de choses, ou s’en tenir à des propos d’indignation
ou de compassion certes nécessaires mais insuffisants, comme l’ont
fait certains politiques de droite comme de gauche, c’est évidemment
s’interdire de le comprendre et, par suite, laisser se dégrader
une situation grosse de dangers. L’antisémitisme est une
immense puissance polymorphe de haine qui traverse l’histoire depuis
plus de deux mille ans . Il s’adapte aux circonstances et aux temps
et ne manque pas de laisser libre cours aux violences verbales et physiques
les plus insupportables lorsque les conditions extérieures lui
sont favorables . Certains feraient bien de méditer cette leçon
de l’histoire. Il importe donc au plus haut point de tenter de comprendre
ce qui se passe aujourd’hui en France pour tâcher d’y
remédier sur les plans social et politique, pour éviter
de se voir emporter par une vague qu’on aurait négligé
de reconnaître à temps.
“ Incendies de synagogues et d’écoles juives, agressions
physiques, insultes, graffitis antisémites, menaces de mort, jets
de pierres... ; 405 actes à caractère antisémites
ont rythmé la vie de la communauté juive de France entre
le 1er septembre 2000 et le 31 janvier 2002. ” Cette énumération
semble nous faire revenir aux années noires de la première
moitié du siècle passé. Cependant, je crois que l’antisémitisme
d’aujourd’hui est très différent de celui d’hier.
Deux éléments parmi beaucoup d’autres suffisent à
le prouver. Premièrement, au tournant du XIXe au XXe siècle,
l’antisémitisme était l’œuvre de publicistes
et de journalistes, mais aussi de politiques et de doctrinaires (de la
pseudo-science des races). Autrement dit, il occupait une place importante
dans l’espace public littéraire, scientifique et politique.
Des propos antijuifs pouvaient être non seulement librement publiés,
mais également proférés au Sénat ou à
l’Assemblée nationale en toute impunité pour leurs
auteurs. Deuxièmement, l’antisémitisme était
lié à un nationalisme xénophobe. Il s’alimentait
d’une idéologie de la guerre des races (l’Aryen contre
le Sémite) sans merci. Il était également lié
à un patriotisme opposé à la figure du juif conçu
comme apatride et étranger radical, ennemi intérieur et
force menaçante conspirant pour soumettre la France à une
puissance extérieure et occulte. Or l’antisémitisme
n’a aujourd’hui aucun de ces deux caractères : il n’occupe
pas librement l’espace public (bien qu’il puisse prendre une
forme masquée), il n’est pas lié, du moins pour celui
que j’analyse en ce moment , à un nationalisme exacerbé.
À l’inverse, l’antisémitisme nouveau s’exprime
à travers des actes illégaux commis le plus souvent par
des individus qui exècrent toute figure du nationalisme français.
Il est en effet souvent (mais non exclusivement) le fait de jeunes issus
de l’immigration maghrébine qui s’identifient à
la cause palestinienne parce qu’ils se sentent exclus de la société
française, bien qu’ils y soient nés et y aient grandi.
Et, pourtant, cet antisémitisme qui est une sorte d’Intifada
à la française n’est pas absolument nouveau. Il reprend
les thèmes ou, plus exactement, les fantasmes les plus traditionnels
de la haine des Juifs : il reste donc, du moins virtuellement, ouvert
à un antisémitisme latent qui a toujours existé dans
certaines parties de la société française. Les ouvrages
de Pierre-André Taguieff, Raphaël Draï et Guy Konopnicki
sont très éclairants sur ces questions.
Plusieurs facteurs interviennent dans la constitution de cette nouvelle
figure de l’antisémitisme en France. Certains sont généraux,
d’autres sont plus spécifiques à la société
française.
Parmi les facteurs généraux, le premier tient au changement
considérable apporté par la création de l’État
d’Israël en 1948. L’antisémitisme ne peut plus
être, après cette création, ce qu’il était
avant. Le sionisme a en effet modifié l’image traditionnelle
du Juif, et, en retour, l’antisémitisme s’est adapté
à cette nouvelle configuration en prenant une dimension politique.
Le second concerne le développement d’une idéologie
de la délégitimation de l’État d’Israël
dont les premières manifestations coïncident avec le premier
moment de son existence. Cette délégitimation qui défigure
la réalité historique a pris trois formes : l’islamique
(liée à l’idéologie de la terre islamique dont
il faut chasser tout ce qui ne relève pas de l’islam), la
coloniale (avec la lecture du conflit israélo-palestinien à
travers le modèle de la guerre d’Algérie) et, la dernière
en date, sans doute la plus odieuse, l’antiraciste. Je n’insisterai
ici que sur la troisième forme de délégitimation,
la plus récente, parce qu’elle rend le conflit israélo-palestinien
imaginairement transposable dans n’importe quelle autre partie du
monde. Cette délégitimation soi-disant anti-raciste comporte
deux facteurs. Le premier consiste à travestir le sens des catégories
qui ont défini jusqu’à présent l’histoire
juive : l’exil, la diaspora, le génocide, le droit de retour,
etc. Le révisionnisme historique conjugue ici ses efforts avec
la transposition imaginaire de ces catégories sur une histoire
mimétique du peuple palestinien. Le second consiste dans ce que
j’appellerai le complexe de Durban, c’est-à-dire l’inversion
incantatoire de tout sens historique : l’inversion du sionisme en
racisme, de l’État d’Israël en État nazi
et des Juifs du monde entier en coupables des “péchés
d’Israël”. C’est sur cette base que se constitue
ce que P.-A. Taguieff appelle très justement “ le monstre
idéologique qu’est un “antiracisme antijuif”
”.
À ces deux facteurs généraux s’ajoutent des
facteurs particuliers à la société française.
Ils sont liés aux conséquences actuelles de la guerre d’Algérie,
ce qu’on pourrait caractériser comme l’effet retour
de la décolonisation. Outre la tendance à interpréter
le conflit du Proche-Orient dans les termes d’une guerre coloniale,
il y a en effet l’insuffisante intégration à la société
française d’une partie de la population issue de l’immigration,
même au niveau de la seconde, voire de la troisième génération.
Celle-ci se trouve particulièrement accessible au discours de l’intégrisme
islamique dont l’antisémitisme est un élément
central. C’est ainsi que certains peuvent non seulement s’identifier,
comme défavorisés, à la cause palestinienne mais,
en outre, croire qu’ils la servent en mimant l’Intifada d’Al-Aqsa
dans une Intifada interne à la France.
Or ce qui me paraît devoir être combattu, c’est précisément
le mécanisme qui alimente ce mimétisme, lequel est une haine
des Juifs mais aussi un rejet des principes de la République. Les
propos indignés des principaux dirigeants de l’État,
actuellement en campagne électorale, n’y changeront rien,
puisqu’ils ne se traduisent même pas par l’arrestation
des auteurs des actes antisémites. Derrière les bonnes paroles
et les déclarations d’inten-tion, il y a un grand laxisme
que l’on a vu également se manifester en d’autres occasions
ces derniers mois. Plus fondamentalement, les sources du mimétisme
antisémite continueront à produire leurs effets tant qu’une
dénonciation sans réserve ne sera pas effectuée des
bombes humaines utilisées comme armes de guerre et idéalisées
en martyrs, alors que leur seule réalité consiste en meurtres
barbares qui visent à tuer pour tuer enfants, femmes, hommes simplement
parce qu’ils sont de telle ou telle appartenance, juive en l’occurrence,
éventuellement autres dans d’autres circonstances et tant
que l’on continuera à laisser trop souvent se répandre
toutes sortes de fausses rumeurs, comme les médias en véhiculent
presque tous les jours, même si c’est pour les démentir
peu après. Les actes antisémites en France remettent en
cause la sécurité des personnes et des biens, la liberté
civile et la liberté de culte, la teneur du lien social, c’est-à-dire
les fondements mêmes de la République.
Un dernier mot, pour conclure : l’idée de tolérance
des religions avait permis au XVIIe siècle de surmonter des conflits
confessionnels en définissant les conditions de la coexistence
civile des religions ; il faudrait de toute urgence définir les
conditions d’une tolérance des communautés et même
d’une tolérance des peuples, dont l’élément
central serait la reconnaissance et le respect réciproque des droits,
pour rétablir le sens de la coexistence intra-étatique et
interétatique.
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