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Présentation
Jean-Pierre Cléro et Christian Lazzeri
Il est ordinaire qu’un repérage de doctrine donne lieu à
quelques hésitations et à quelque perplexité sur
les limites de celle-ci ; l’identité de l’utilitarisme
est devenue des plus délicates, particulièrement en France
où l’on recherche pratiquement l’utilité, comme
dans toutes les démocraties modernes, mais où les contours
de la notion font problème sur le plan théorique ; ce qui
est paradoxal, puisque ce courant s’est précisément
caractérisé par le refus de séparer la théorie
de la pratique.
Pourtant, sur le plan historique, les choses paraissaient relativement
claires, au départ. L’utilitarisme est vieux de deux siècles
au moins. Il a été dénoncé durant tout le
XVIIIème siècle, dès ses premières décennies,
par Berkeley, qui attaque le calcul infinitésimal de Leibniz et
de Newton pour la confusion qu’il prétend repérer,
en leurs travaux, du vrai avec l’utile ; Hegel, qui ne cite pas
une seule fois Bentham, n’en repère pas moins l’utilité
comme la valeur essentielle au XVIIIème siècle , celle qui
condamne toutes les autres valeurs à une sorte de satellisation
et qui relègue même celles qui sont les plus sacrées
au statut de fictions . Au XIXème siècle et durant une grande
partie du XXème siècle, l’utilitarisme, qu’il
s’agisse de celui de Bentham, de Stuart Mill, de Sidgwick, se présente
comme une recherche et une organisation du bonheur social envisagé
de façon hédoniste. Or, aujourd’hui, la référence
hédoniste et même eudémoniste est devenue beaucoup
moins nette ; la notion de plaisir n’est plus considérée
comme un phénomène ultime et indépassable : c’est
tout juste si la notion de préférence, d’emblée
moins substantielle et plus différentielle, ne l’a pas supplantée.
La référence à Bentham est devenue chétive
; elle n’a plus de valeur qu’historique et, a perdu, du moins,
tout caractère de caution obligatoire. Si bien qu’on se demande
ce qui reste d’utilitariste chez ceux qui, à présent,
s’en réclament pourtant encore, même dans les pays
anglo-saxons où cette identité fait l’objet d’une
revendication plus fréquente que chez nous.
Si la notion de plaisir est réfutée ou battue en brèche
dans son caractère fondamental par la psychologie moderne, encore
qu’il ne faille pas exagérer l’influence de la psychanalyse
sur l’utilitarisme anglo-saxon, -le monde de la psychanalyse anglais
et américain et le monde, beaucoup plus peuplé, de l’utilitarisme
semblant s’ignorer l’un l’autre-, la dimension de calcul,
de lois réglant l’utilité et les préférences,
ne permet pas d’envisager beaucoup plus nettement les contours de
l’utilitarisme. Certes un travail de nature logique et ontologique
peut bien se développer pour justifier ce qui rend possible les
calculs et les lois (les commensurabilités de plaisirs différents
entre eux, de douleurs entre elles, de plaisirs et de douleurs, de l’avenir
et du présent ou du passé, de ce qui est ressenti par un
individu avec ce qui est ressenti par un autre) ; les problèmes
sont traités par analyse de leur contenu en les supposant résolus
et en déterminant les éléments qui sont requis pour
les mieux résoudre ; les solutions sont construites, avec des notions
complètes ou adéquates, comme eût dit Leibniz ; c’est
dire que l’ensemble des relations qui les constituent est déterminé,
et de sorte qu’on évite de convoquer des notions au contenu
proliférant, lesquelles ne donnent lieu qu’à une approche
intuitive confuse. On aura reconnu l’attitude préconisée
par R.M. Hare, qui s’efforçait de n’introduire dans
les considérations morales « que celles qui étaient
fondées sur la logique philosophique et établies par ses
procédures ordinaires » ..
Il est indiscutable que l’utilitarisme s’est caractérisé
en récusant l’intuitionnisme qu’il combat chez ses
adversaires ; et l’on comprend très bien qu’une attitude
logique, qui est mise en oeuvre pour venir à bout des problèmes
moraux, soit conforme à une famille de philosophies qui tend à
placer l’activité humaine au centre de tout ce qui est. L’homme
est responsable de ses notions et de leurs articulations, comme il a la
responsabilité de l’ensemble du monde ; il fabrique son bien
et son mal, mais aussi la vérité qu’il compose avec
les éléments dont il a strictement besoin pour résoudre
les questions dont il traite. Il ne feint pas d’être débordé
par des notions qu’il ne contrôlerait pas, à la façon
dont on a pu dire, par un jeu d’inversion spéculaire, que
nous n’avons pas le langage mais que c’est le langage qui
nous a ; que c’est l’être qui parle en nous mais que
ce n’est pas nous qui parlons l’être ; l’ontologie
utilitariste n’implique aucun dépassement de nos actes, mais
il requiert plutôt une conscience exacte de nos actes pour penser
les choses. Toutefois cette « pudeur » ontologique, par laquelle
le penseur refuse de feindre d’en dire plus qu’il ne sait,
est-elle typiquement utilitariste ? L’attitude logique devant les
problèmes moraux, la recherche précise du sens des mots,
la volonté de détecter exactement ce qu’ils recouvrent,
sans feindre un incontrôlable « surplus », caractérisent-elles
en propre l’utilitarisme ? Les auteurs utilitaristes paraissent
le penser, comme Hare lorsqu’il montre que « l’exigence
d’universaliser nos prescriptions engendre l’utilitarisme
» ; mais est-il convaincant ?
On trouverait la même difficulté avec le conséquentialisme
: l’utilitarisme en est nécessairement un ; mais faut-il
dire, à l’inverse, que le conséquentialisme est nécessairement
une attitude utilitariste ? Peut-être mais à condition de
donner un sens très relâché à l’utilitarisme.
Ainsi, aucun des traits précédents (recherche du plaisir,
du bonheur, introduction systématique de la logique pour résoudre
les problèmes moraux, conséquentialisme) ne caractérise
en propre l’utilitarisme. C’est ce qui explique son étrange
statut en France jusqu’à notre époque et l’étonnant
chassé croisé des positions quand il s’agit de prendre
parti à son propos. On reconnaît comme utilitaristes des
positions qui sont seulement historiques, mais qui n’ont plus aucune
actualité et ne sont plus réellement défendues par
personne, parce que leurs théories du plaisir et du bonheur sont
devenues insuffisantes ; en revanche, les intuitionnistes s’entendent
curieusement, quoique par une alliance contre-nature, dans leur rejet
de ce qu’ils appellent l’utilitarisme, avec les logicistes,
comme les appelle Hare, qui sont prêts à faire jouer à
la logique un rôle décisif en morale, les premiers parce
qu’ils trouvent que les utilitaristes sont trop logiciens et les
empêchent de se livrer en toute bonne conscience au dogmatisme de
leurs convictions, les seconds parce qu’ils ne le sont pas assez
et paraissent trahir la cause de la logique dès lors qu’ils
qualifient leur travail logique d’utilitariste. C’est ainsi
qu’ils préféreront disséquer et éparpiller
les positions utilitaristes en une multitude de thèses séparées
qui font perdre toute unité à la doctrine, si toutefois
elle en a jamais eu une. Bref, au moins dans notre pays, l’utilitarisme
n’a guère le choix qu’entre un passé révolu
et la dispersion qu’il connaît présentement.
Délaissant délibérément l’intuitionnisme
pratique, le projet des quatre articles qui suivent est de refuser l’enfermement
de l’utilitarisme dans l’étau constitué par
les deux positions précédentes qui finissent par l’exclure
sur deux modes différents ; et de prendre, au contraire les deux
bornes, historiques et logicistes, comme délimitant un terrain
que les auteurs, qu’ils soient favorables à l’utilitarisme
ou qu’ils ne le soient pas, qu’ils soient engagés dans
un certain type d’utilitarisme ou dans un autre, ont cherché
à sillonner et à sonder sur quelques points privilégiés.
C’est d’ailleurs leur seul point commun, car, sur tout le
reste, les auteurs ont manifesté des positions qui les engagent
individuellement et ne représentent aucune espèce de synthèse
des travaux qu’il est possible de produire sous le vocable d’utilitarisme.
Les articles qui forment l'essentiel de ce dossier de Cités relèvent
en effet de statuts et d'objectifs différents et doivent être
reconnus dans leur diversité comme une sorte d'échantillon
de la pluralité des débats aujourd'hui autour de l'utilitarisme
classique et contemporain. La contribution de Jean-Pierre Cléro
tente de prendre la mesure des différences qui séparent
l'utilitarisme des classiques, de Bentham à Sidgwick de celui des
penseurs contemporains en faisant observer que les approche utilitaristes
contemporaines ne peuvent plus se réduire aux formes de l'eudémonisme
ou de l'hédonisme du XVIIIeme siècle. Elles se fondent sur
une notion plus abstraite d'intérêt qui articule désormais
une conception des préférences, de leur mise en ordre et
des conditions de leur arbitrage qui contribue à renouveler l'approche
logique et linguistiques liée à la commensurabilité
des préférences individuelles, en continuité, sur
ce point, avec la théorie classique des fictions. Mais, l'utilitarisme
se veut aussi présent dans les sciences sociales et, bien sûr,
dans l'éthique et la politique, ainsi que le concevait la tradition
utilitariste. Le premier cas est illustré par l'article de Pierre
Demeulenaere qui analyse plusieurs variantes de la théorie du choix
rationnel comme modèle explicatif en sciences sociales. Il vise
à montrer que la « rationalité » dans la conception
du choix rationnel ne peut être interprétée de façon
uniforme comme une stratégie de maximisation d'avantages qui peut
s'avérer restrictive dans bien des cas de choix où l'on
peut être rationnel sans avoir forcément à maximiser
des avantages dans des calculs coûts-bénéfices. Cela
se repère souvent dans les occurrences où l'on a affaire
à des choix normatifs constitutifs de croyances morales, sans que
l’on doive toujours présupposer l'existence d'un intérêt
de l'agent. De son côté, Catherine Audard réactive
la discussion entre la tentative utilitariste, dérivée des
travaux d'Harsanyi, qui cherche à constituer une raison publique
comme alternative à la conception Rawlsienne en montrant que la
critique que Rawls adresse à l'utilitarisme n'est pas assurée
d'en venir à bout. Il n'est pas certain, en effet, que l'utilitarisme
soit nécessairement opposé au constructivisme et à
l'autonomie des citoyens dont Rawls fait l'emblème de sa conception
de la raison publique. Cela provient du fait que l’utilitarisme
place le choix de cette raison dans la continuité des choix individuels
« internes » et non pas dans la raison publique «impersonnelle»
que défend Rawls et qui peut, en vertu de cette même caractéristique,
se retourner contre l'autonomie individuelle qu’il défend
dans le cadre de sa théorie de la justice. C'est à une autre
interprétation de l'utilitarisme que convie Christian Laval en
privilégiant, non son versant politique, mais son versant économique
et le mode sur lequel celui-ci tend à devenir le critère
dominant pour évaluer nombre d'institutions publiques, dont celle
de l'école. Ce type de critère s'applique à plusieurs
niveaux pour évaluer la finalité et les performances du
système scolaire. Le premier, et sans doute le plus courant, consiste
à définir la finalité des fonctions éducatives
par les tendances économiques et sociales des sociétés
de marché débouchant sur la mise en valeur du couple bien-être/réussite
professionnelle appelé à justifier les dotations publiques
de l'école. Mais un tel critère de calcul est amené,
en second lieu, à s'étendre jusqu'à la relation pédagogique
elle-même. Il s’agit alors d’appliquer à l'acte
d'apprentissage la forme d'un calcul coût-bénéfice,
complétée dans les courants « pédagogistes
» contemporains par l'appel à un rapport d'offre et de demande
selon lequel l'offre éducatives doit toujours se conformer à
une demande de l'enfant susceptible de pouvoir trouver en lui les mobiles
et les pouvoirs de la recherche de connaissances. Mais, plus radicalement
encore, l'entretien avec Alain Caillé présente une position
critique à l'égard de toute forme d'utilitarisme considéré
dans l'ensemble de ses variantes. Il s'agit selon lui d'une anthropologie
simplifiée susceptible de réduire les sujets humains à
une somme plus ou moins déterminés d'intérêts
de possession, instrumentaux et fonctionnels. C'est à une telle
anthropologie qu'il oppose des formes de socialisation que l'on pourrait
définir par la présence d'un « intérêt-pour-autrui
» exprimée par la philia, la sympathie, l'amour et l'obligation
sociale irréductible du service et du don telle que la définissaient
Durkheim et Mauss. Or, de la même façon que l'utilitarisme
développe un double versant, explicatif et éthique, il en
va de même pour ces type de motivations sociales sur lesquels il
devient possible de fonder une conception spécifique de la liberté.
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